Femmes dans le tramway
J'aime regarder et écouter les gens. C'est pourquoi j'aime le tramway avec ses petits salons verts comme dans les trains d'autrefois.
Des gens qui se rencontrent ou qui sont venus ensemble, qui ne resteront là que dix minutes ou souvent moins, dans le petit salon des quatre sièges verts, ont toujours à se dire des choses passionnantes, des phrases où se concentre l'essentiel.
J'aime surtout regarder et écouter les femmes. Les femmes si vite usées, les femmes lasses d'être femmes, depuis si longtemps femmes, toujours femmes.
Celles-ci, par exemple. Deux vieilles, très vieilles, et d'allure pauvre, montées ensemble à la mairie de Doulon.
Elles parlaient de perruches.
-Oui, disait la première, c'étaient vraiment des inséparables. On les appelait Jacques et Jacqueline. Enfin, c'était lui qui les appelait comme ça... Lorsque Jacques est mort, Jacqueline n'a jamais pu se consoler. Elle s'est laissée mourir de faim.
-C'est incroyable, ces bêtes, disait l'autre, c'est tout à fait comme des humains...
-Oh... tu sais... moi, quand il est mort, c'est drôle tout de même, mais je me suis sentie bien. Plus personne pour me donner des ordres. Le matin je me levais à l'heure que je voulais, et si ça ne me disait rien de faire la cuisine, eh bien, voilà ! comme je voulais...
-C'est vrai, ça.... oui, c'est comme moi, quand il est parti, je n'aurais pas cru... je ne me rendais même plus compte... c'est drôle, tout de même, on ne croirait pas... et puis, voilà, la liberté, c'est bon...
Elles sont descendues place du Commerce. J'ai bien eu l'impression en les suivant du regard qu'elles se dirigeaient vers le cinéma Gaumont.
Et celles-là... La cinquantaine. Trois grises et une rousse très teinte et très maquillée. Les trois grises pressent de question la rousse, qu'elles semblent retrouver après des années.
-Alors, raconte-nous... comment ça se passe avec lui, maintenant ? Est-ce qu'il est toujours... aussi... ?
-Oh oui, toujours aussi... Je le dis franchement : maintenant, tout ce que j'attends, c'est simple : j'attends qu'il crève. Il est malade. Le coeur.
-Tu en es arrivée à ce point-là ?
-Oui. Un macho, un macho... ce macho ! vous n'imaginez pas comme je souffre. Vous savez qu'il est italien...
-Oh oui, les Italiens, c'est terrible... !!!
-Fais ceci, fais cela, la cuisine, et le reste...
-Tu pourrais t'en aller ?
-Ah non ! je veux qu'il m'entretienne, au moins. Après le mal que je me suis donnée, tout ce que j'ai souffert à cause de lui...
-Mais alors comment vous faites ?
-Chacun de son côté : lui dans le salon et moi dans la cuisine.
-Et la nuit ? Vous n'avez qu'une chambre, non ?
-Chacun d'un côté du lit !
-Mais toi, ma pauvre, mais toi, alors ? Tu n'as jamais essayé de trouver quelqu'un d'autre ? Avec ton physique...
-Si, j'ai essayé, je le dis franchement. Des hommes, j'en ai rencontré... mais tous pareils... ils cherchaient... autre chose, pas du tout ce que moi je cherchais....
-Oh!!!
-Le psychiatre me l'a bien dit, d'ailleurs, c'est normal : les hommes, ils ne pensent qu'à ça.
-!!!!!!
-Alors qu'est-ce que tu vas faire ?
-Attendre, souffrir, jusqu'à ce qu'il crève. C'est mon destin. Je suis résignée. Après j'aurai la maison.
-Ma pauvre... quelle vie... quelle vie... et toi qui aimais tant la vie...!
Et, comme la rousse descend à la Haluchère avec son caddy pour aller faire ses courses au Leclerc, l'une des grises lui serre très fort la main :
-Ma chérie, je te souhaite d'être heureuse...
Puis elle répète plus doucement, émue : " heureuse..."
Voilà, c'est fini... tandis que la rousse s'éloigne sur le quai en poussant son caddy, droite et fière virago dans la veste de cuir cintrée qui souligne sa poitrine généreuse, toutes les grises la regardent, émerveillées, envieuses, rêveuses aussi, et mélancoliques. Et puis le tram démarre, la rousse disparaît au carrefour, peu à peu les trois grises s'éteignent, se taisent, reviennent à leurs vies mornes, enfermées quelque part du côté de la Halvèque ou de la Beaujoire....
Celles-là encore... celles-là je les vois tous les samedis, à sept heures, ce sont trois femmes d'une soixantaine d'années qui montent à la Souillarderie et qui parlent arabe. Elles ont de lourdes robes et des foulards usés qui sentent les légumes cuits à la vapeur, la viande de mouton et les clous de girofle. Elles s'en vont au marché.
Je ne comprends rien à ce qu'elles disent. Mais elles parlent d'abondance, rient et pépient, font de grands gestes fous, comme de très jeunes filles. C'est samedi, elles se sont levées avant le jour, mais elles s'en vont seules au marché. Elles en ont des choses à se dire, qui les font pouffer et pousser de petits cris. La cuisine, on verra plus tard.
Et cette autre, jeune encore mais le front fané, blonde peroxydée permanentée qui téléphone, les lèvres maquillées collées au micro, murmurante, absorbée dans de longs entretiens sentimentaux.... Sur le bas filé qui dépasse de la mini-jupe verte assortie à son sac à main, elle a posé un petit point de colle qui brille un peu sur le nylon noir - comme les gamines de mon lycée, autrefois, les gamines des familles du faubourg pauvre, celles qui venaient en robes et talons, mais qui se faisaient leurs mèches elles-mêmes à l'eau oxygénée et ne gaspillaient pas les collants nylon achetés au Petit Paris.
Toutes ces femmes, ici comme ailleurs, aujourd'hui comme autrefois, toujours semblables. Et c'est si triste, même quand cela m'amuse, ce que l'on a fait d'elles.