Femmes dans le tramway

Publié le par Carole

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J'aime regarder et écouter les gens. C'est pourquoi j'aime le tramway avec ses petits salons verts comme dans les trains d'autrefois.
Des gens qui se rencontrent ou qui sont venus ensemble, qui ne resteront là que dix minutes ou souvent moins, dans le petit salon des quatre sièges verts, ont toujours à se dire des choses passionnantes, des phrases où se concentre l'essentiel.
J'aime surtout regarder et écouter les femmes. Les femmes si vite usées, les femmes lasses d'être femmes, depuis si longtemps femmes, toujours femmes.
 
Celles-ci, par exemple. Deux vieilles, très vieilles, et d'allure pauvre, montées ensemble à la mairie de Doulon.
Elles parlaient de perruches.
-Oui, disait la première, c'étaient vraiment des inséparables. On les appelait Jacques et Jacqueline. Enfin, c'était lui qui les appelait comme ça... Lorsque Jacques est mort, Jacqueline n'a jamais pu se consoler. Elle s'est laissée mourir de faim.
-C'est incroyable, ces bêtes, disait l'autre, c'est tout à fait comme des humains...
-Oh... tu sais... moi, quand il est mort, c'est drôle tout de même, mais je me suis sentie bien. Plus personne pour me donner des ordres. Le matin je me levais à l'heure que je voulais, et si ça ne me disait rien de faire la cuisine, eh bien, voilà ! comme je voulais...
-C'est vrai, ça.... oui, c'est comme moi, quand il est parti, je n'aurais pas cru... je ne me rendais même plus compte... c'est drôle, tout de même, on ne croirait pas... et puis, voilà, la liberté, c'est bon...
Elles sont descendues place du Commerce. J'ai bien eu l'impression en les suivant du regard qu'elles se dirigeaient vers le cinéma Gaumont.
 
 
Et celles-là... La cinquantaine. Trois grises et une rousse très teinte et très maquillée. Les trois grises pressent de question la rousse, qu'elles semblent retrouver après des années.
-Alors, raconte-nous... comment ça se passe avec lui, maintenant ? Est-ce qu'il est toujours... aussi... ?
-Oh oui, toujours aussi... Je le dis franchement : maintenant, tout ce que j'attends, c'est simple : j'attends qu'il crève. Il est malade. Le coeur.
-Tu en es arrivée à ce point-là ?
-Oui. Un macho, un macho... ce macho ! vous n'imaginez pas comme je souffre. Vous savez qu'il est italien...
-Oh oui, les Italiens, c'est terrible... !!!
-Fais ceci, fais cela, la cuisine, et le reste...
-Tu pourrais t'en aller ?
-Ah non ! je veux qu'il m'entretienne, au moins. Après le mal que je me suis donnée, tout ce que j'ai souffert à cause de lui... 
-Mais alors comment vous faites ?
-Chacun de son côté : lui dans le salon et moi dans la cuisine.
-Et la nuit ? Vous n'avez qu'une chambre, non ?
-Chacun d'un côté du lit !
-Mais toi, ma pauvre, mais toi, alors ? Tu n'as jamais essayé de trouver quelqu'un d'autre ? Avec ton physique...
-Si, j'ai essayé, je le dis franchement. Des hommes, j'en ai rencontré... mais tous pareils... ils cherchaient... autre chose, pas du tout ce que moi je cherchais....
-Oh!!!
-Le psychiatre me l'a bien dit, d'ailleurs, c'est normal : les hommes, ils ne pensent qu'à ça.
-!!!!!!
-Alors qu'est-ce que tu vas faire ?
-Attendre, souffrir, jusqu'à ce qu'il crève. C'est mon destin. Je suis résignée. Après j'aurai la maison.
-Ma pauvre... quelle vie... quelle vie... et toi qui aimais tant la vie...!
Et, comme la rousse descend à la Haluchère avec son caddy pour aller faire ses courses au Leclerc, l'une des grises lui serre très fort la main :
-Ma chérie, je te souhaite d'être heureuse...
Puis elle répète plus doucement, émue : " heureuse..."
Voilà, c'est fini... tandis que la rousse s'éloigne sur le quai en poussant son caddy, droite et fière virago dans la veste de cuir cintrée qui souligne sa poitrine généreuse, toutes les grises la regardent, émerveillées, envieuses, rêveuses aussi, et mélancoliques. Et puis le tram démarre, la rousse disparaît au carrefour, peu à peu les trois grises  s'éteignent, se taisent, reviennent à leurs vies mornes, enfermées quelque part du côté de la Halvèque ou de la Beaujoire....
 
 
Celles-là encore... celles-là je les vois tous les samedis, à sept heures, ce sont trois femmes d'une soixantaine d'années qui montent à la Souillarderie et qui parlent arabe. Elles ont de lourdes robes et des foulards usés qui sentent les légumes cuits à la vapeur, la viande de mouton et les clous de girofle. Elles s'en vont au marché.
Je ne comprends rien à ce qu'elles disent. Mais elles parlent d'abondance, rient et pépient, font de grands gestes fous, comme de très jeunes filles. C'est samedi, elles se sont levées avant le jour, mais elles s'en vont seules au marché. Elles en ont des choses à se dire, qui les font pouffer et pousser de petits cris. La cuisine, on verra plus tard.
 
 
Et cette autre, jeune encore mais le front fané, blonde peroxydée permanentée qui téléphone, les lèvres maquillées collées au micro, murmurante, absorbée dans de longs entretiens sentimentaux.... Sur le bas filé qui dépasse de la mini-jupe verte assortie à son sac à main, elle a posé un petit point de colle qui brille un peu sur le nylon noir - comme les gamines de mon lycée, autrefois, les gamines des familles du faubourg pauvre, celles qui venaient en robes et talons, mais qui se faisaient leurs mèches elles-mêmes à l'eau oxygénée et ne gaspillaient pas les collants nylon achetés au Petit Paris.
 
 
Toutes ces femmes, ici comme ailleurs, aujourd'hui comme autrefois, toujours semblables. Et c'est si triste, même quand cela m'amuse, ce que l'on a fait d'elles.

Publié dans Fables

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H
J'ai pris beaucoup de plaisir à lire cet article et ces descriptions qui sonnent si justes.<br /> Merveilleuse continuation<br /> H.M
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C
<br /> <br /> Merci Elen et à très bientôt !<br /> <br /> <br /> <br />
V
Oui ... La vie des femmes ... il faudra encore beaucoup de temps pour que cela change ( habitudes, traditions culturelles, différences hormonales ? )<br /> Cependant, le changement est en marche, et, si en Occident, nous jouissons d'une relative égalité,il y a tant à faire à l'aulne de la planète ...
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C
Femmes dans le tramway, perruches dans la cage. Une question de degré...
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C
Un très beau texte. Des mots très justes qui font résonner beaucoup de choses entre sourire et tristesse.<br /> J'aime beaucoup cet étonnement: "c'est drôle, tout de même, on ne croirait pas... et puis, voilà, la liberté, c'est bon..."
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Z
encore une fois époustouflée
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N
...Pas de peine, et heureusement la sensibilité qui permet de vibrer et réagir plus ou moins fort. Le bonheur de la vie.
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D
j'arrive à la fin de ton texte avec un sourire sur les lèvres. j'aime ce que tu fais des mots. Vraiment beaucoup.
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C
<br /> <br /> Voilà un commentaire qui réchauffe le coeur (qu'il fait tout de même un peu rougir...). Merci Dominique. J'aime bien recevoir des compliments des gens que j'aime bien !<br /> <br /> <br /> <br />
B
Merci pour ces portraits de femmes, il est toujours intéressant d'entendre (et d'écouter) parfois des bribes de conversations quelquefois amusantes, tristes ou désopilantes, des tranches de vie au<br /> quotidien...
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V
Extraordinaires, tes petits portraits de femmes...! Autant les deux premiers sont d'une cruauté incroyable dans leur apparente simplicité, autant la troisième me réjouit avec les odeurs que tu<br /> précises, et la vivacité que tu leur prêtes. De plus, jusqu'à la 4e, tu as su montrer des aspects si divers qu'on se croit devant des tableaux, dans une exposition.
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E
Une belle étude tirée d'une observation charitable.C'est dans ces moments , uniques , où le partage est naturel et sincère que la réalité montre son vrai visage. J'aime beaucoup.<br /> Douce soirée, bises Carole
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M
Voilà un texte d'une grande qualité et à l'observation si juste!
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C
<br /> <br /> Merci, Michèle, c'était une suite de conversations entendues et notées, donc "volées" - comme des photos, finalement.<br /> <br /> <br /> <br />
N
Une profonde réflexion. Comment moi-même me suis-je comportée, me suis-je laissée enfermer, jusqu'à avoir la force de rompre, et revivre. Comment élève-t-on nos enfants. Quels schémas<br /> reproduisons-nous, inconsciemment, ou pas?
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C
<br /> <br /> J'espère ne pas t'avoir fait de peine, Nounedeb. Je remarque aux commentaires que je reçois que souvent mes textes touchent des "zones sensibles". C'est que je parle de "la vie comme elle (ne) va<br /> (pas).<br /> <br /> <br /> <br />
M
Un régal d'observations très pointues de notre sexe si souvent résigné malgré l'ère féministe!
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E
ah, l'amour !! ne rime pas avec toujours, c'est vrai, mais s'enlise à tout coup dans le quotidien...<br /> mes voisins qui font ménage à 3 avec l'alcool se cognent et s'injurient chaque soir, j'ai du mal à les imaginer un jour amoureux, leur attelage tient, cependant... sans doute parce qu'autre chose<br /> serait sans doute pire.<br /> bien vu avec ton talent habituel ces breves de rue dans leur cruauté ordinaire
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C
<br /> <br /> Ménage à trois avec l'alcool, bien vu aussi !<br /> <br /> <br /> <br />
R
N'ayant en réalité pas trop envie de faire droit à la notion de violence symbolique, de domination sociale qu'évoque Bourdieu, j'ai, il est vrai, uniquement retenu le terme "violence" de votre<br /> réponse et ai préféré diverger vers ce gros gros problème de société ...<br /> <br /> Je viens de lire votre intervention de 2012 sur ce sujet et les commentaires qu'elle a entraînés.<br /> Il y aurait aussi beaucoup à dire, là !<br /> Qui déborderait l'espace virtuel d'un blog et nécessiterait celui d'une table-ronde "dans le monde réel".<br /> <br /> Pas vraiment possible, donc.<br /> <br /> Nonobstant ,je maintiens - et votre texte d'alors ne peut que corroborer mon propos -, que, tous, nous sommes ce que nous faisons de nous.<br /> Personne, Femme autant qu'Homme, au nom de rien - et surtout pas des enfants ! - n'est contraint d'accepter la soumission face à des velléités de domination chez l'autre.
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R
Désolé. Je ne suis pas d'accord, Carole.<br /> <br /> Ok. Laissons le clan sartrien d'un côté, et l'"habitus" bourdieusien de l'autre et soyons d'un pragmatisme le plus exacerbé.<br /> <br /> Et abordons le problème de la violence, notamment celui des femmes battues. J'aurai là deux questions à poser. Qui me taraudent depuis des dizaines d'années pour avoir souvent reçu des mamans de<br /> mes étudiants (-tes) : pourquoi acceptent-elles d'être battues ; pourquoi restent-elles avec leur mari violent ?<br /> <br /> Et la seconde, plus grave encore à mes yeux : pourquoi répercutent-elles ces marques de violence sur leurs propres enfants ??
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C
<br /> <br /> Là, vous abordez une autre question : celle de la violence physique et non plus symbolique.<br /> <br /> <br /> Dans mon travail, j'adopte une position que j'appellerais celle de "l'observatrice en empathie" et je ne peux pas répondre aux questions qui entraînent des analyses sociologiques ou<br /> philosophiques, mais j'ai écrit aussi quelque chose sur les femmes battues, si cela vous intéresse : http://carole.chollet.over-blog.com/article-acquittee-103070832.html<br /> <br /> <br /> <br />
R
"Et c'est si triste,(...) ce que l'on a fait d'elles.", écrivez-vous ??!!!??<br /> <br /> Non. Non. Et non !<br /> <br /> NOUS sommes, TOUS, ce que NOUS faisons de NOUS-mêmes !!!<br /> Personne ne fait rien de nous !<br /> <br /> Graves maladies mises à part - et encore là-dessus y aurait-il encore matière à discuter ! -, nous sommes les seuls responsables de ce que nous avons fait de notre vie.
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C
<br /> <br /> Hum... Sartre et Beauvoir contre Bourdieu ? pour moi, ce sera Bourdieu, et la "violence symbolique"... <br /> <br /> <br /> Le monde vu par les femmes, hélas, est plutôt celui-là... <br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
A
Des vies bâties sans amour sur l'accumulation des conventions et de la routine.<br /> C'est peut-être là la vraie misère de ces femmes qui ont emprunté la seule route, longue, terne et droite qu'elles connaissaient, ignorant les petits chemins certes tentants mais imprévisibles.<br /> Leurs compagnons ne sont certainement pas mieux lotis, je pense.<br /> Les deux inséparables me font étrangement penser à tes deux petits escargots d'hier, plein de promesses...
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C
<br /> <br /> Oui, j'ai un peu "composé" en associant ces images et ces textes aussi...<br /> <br /> <br /> <br />
J
Bonjour Carole... Toujours tes regards qu'on aime lire.... Ah Eve... et son Adam !! Merci...
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L
Ce qui me frappe, c'est la gaité et l'insouciance de "jeune fille" des trois femmes arabes. Femmes voilées, femmes soumises ? Parfois je me demande...
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C
<br /> <br /> La soumission n'est jamais dans le voile, mais dans la pensée, et ce cerveau soumis des femmes, je crois qu'on le trouve partout... ça nous "arrange", je pense, de désigner certaines à la<br /> vindicte, sinon il faudrait réfléchir à nos propres problèmes, et ce n'est jamais agréable...<br /> <br /> <br /> <br />
H
Triste en effet, et je réalise encore aujourd'hui combien, généralement bien sûr, les femmes de chez nous sourient et sont au volant de leur vie, fières, libres, rebelles et, oui, souvent elles<br /> sourient.<br /> Mais ce n'est pas le cas de tant et tant d'autres, ailleurs ou ici aussi.<br /> <br /> Hélène*
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J
"Jacques est vert tendre<br /> Jacqueline est bleue<br /> ils sont vraiment inséparables<br /> quand ils mourront<br /> ce sera tous les deux<br /> ils ont su ne pas avoir de cage<br /> et la liberté leur a donné des petits oiseaux verts<br /> ils volent du nid de l'un au nid de l'autre<br /> sous le ciel bleu de leur vie<br /> pas de soucis!"<br /> voilà ce que j'ai entendu raconté par la dame<br /> qui avait un joli manteau de toutes les couleurs...
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