Fantômes
"L'amour propre est, hélas ! le plus sot des amours." (Madame Deshoulières)
Et qui donc était-il, celui-là, ce Léon oublié, ce Jamin de chez nous ? Souvent, dans les rues, on marche sous des plaques qui portent, ainsi, des noms d'inconnus. Ils eurent leur heure de puissance ou de célébrité. Et voici que se rouillent les clous qui les retiennent à la faible mémoire des hommes, et que grisaille le vieux mur qui les transporte sur son dos.
Sic transit gloria mundi, leur nom seul leur survit comme un fantôme, suspendu au-dessus de nos têtes.
Est-ce donc cela qu'il veut nous dire, l'étrange carreleur anonyme qui vient ici la nuit poser sur les murs de la ville, près des plaques officielles émaillées de bleu, ses petites mosaïques clandestines et fantomatiques, ses pieuvres ectoplasmiques aux yeux pâles et morts, qui nous regardent sans mot dire ?
Les rues nous donnent, ainsi que les cimetières, des leçons de modestie : de tant de gloires passées, lesquelles sont encore quelque chose, aujourd'hui ? Et desquelles se souviendra-t-on, demain ?
Mais ce qui m'effraie le plus, ce sont les plaques qu'on réserve ici aux "littérateurs" - ces hommes et ces femmes qui aspirèrent à la littérature, qui crurent en elle, y firent même souvent carrière, mais que rejeta finalement l'implacable verdict.
Rien de plus dur, de plus impitoyable, que ce perpétuel désherbage, que cette frénésie de rangement du Temps, ce bibliothécaire lucide et féroce, qui, de tous les grands entassements de livres et d'hommes qu'il suscite sans fin, ne garde en ses rayons étroits que quelques rares élus, rejetant au pilon des volumes infinis d'efforts et d'illusions - le long, le pauvre bavardage de ces humbles talents qui sont la piétaille nécessaire de l'art et de l'histoire, et tombent au champ d'oubli pour que brillent, là-bas, dans la lumière d'éternité, ceux qu'il fallait sauver.