Etre et avoir été
Je m'étais arrêtée pour photographier cette maison en démolition, route de Paris. C'était dimanche, et dans le trou dévasté de frais, les machines se reposaient en contemplant leur oeuvre, comme des soldats de 19 flânant dans les villages de la Meuse.
— Et alors ?
— Eh bien... vous savez ce que c'est, lorsqu'on prend des photos de ce que les gens voient tous les jours sans le voir... : on croirait qu'on vient de braquer un projecteur sur un voisin d'apparence banale, tout à coup changé en acteur, en criminel ou en victime... "Tiens, disaient les passants, ils l'ont bien désossée, ça fait drôle tout de même..."
Rien de plus ordinaire dans nos grandes villes enfiévrées, que ce spectacle d'une vieille maison qu'on éventre. Il y a pourtant là quelque chose de violent, d'indécent. Comme si on ouvrait devant tous un très vieux coeur humain, saignant la rouille et la suie grasse, étalant aux regards ses tapisseries de fleurs fanées, ses fenêtres battant sur le vide, ses portes murées, ses placards à secrets tout emplis de gravats, et tous ces mots incompréhensibles, rageurs ou tremblotants, qui étaient venus alourdir peu à peu l'édifice lézardé des pensées.
On les salue un instant au passage, comme on salue aux enterrements, sans y penser longtemps, se disant vaguement qu'on aura bien son tour aussi, un jour. Et on médite en secret de revenir voir travailler la grue énorme et jaune qui montera vers le ciel la construction nouvelle. C'est si fascinant, n'est-ce pas, un chantier bourdonnant, un immeuble en éveil, une ruche de béton qui grandit dans ses alvéoles de métal...
Une vieille, très vieille femme, s'est arrêtée comme les autres. Elle a regardé un moment, un long moment, silencieuse, la maison en lambeaux que sans doute elle avait connue jeune et coquette, puis elle s'est éloignée. Sans un mot, résignée et voûtée.
"On ne peut pas être et avoir été", a dit quelqu'un derrière moi.
J'ai repensé à ce verbe "prendre" qu'on associe toujours au mot photo. Prendre une photo, prendre des photos, rien de plus juste. En partant j'ai ramassé aussi sur le sol un morceau de ciment qui s'émiettait. Il faut toujours prendre au temps ce qu'il nous laisse prendre.