Encore un fait divers
Aujourd'hui, un chômeur s'est immolé devant l'agence Pôle Emploi de la zone industrielle qui jouxte mon quartier. Vous en avez sans doute entendu parler ce soir, vous n'en entendrez plus parler demain, c'est un de ces faits divers qui "passent" à la télé, à la radio, en boucle, avant de disparaître à jamais. Mais c'était tout à côté de chez moi et l'histoire m'a frappée.
A l'heure où le malheureux flambait, là-bas, devant l'intraitable Paul, j'étais encore en ville, et je cherchais à gagner la poste de la place Bretagne, depuis le cours des Cinquante-otages. Après avoir pris un de ces raccourcis étranges et sordides qui fendent les beaux quartiers comme des blessures de guerre, et où l'on n'invite guère les photographes, j'étais parvenue, par un long escalier raide, à une petite terrasse où j'avais l'intention de me reposer un instant. Tout au bout d'un plancher de bois moussu et menacé par les herbes hautes d'un jardin en friche, j'ai aperçu cette porte. Elle était si lourdement taguée, si extraordinairement inhospitalière que, par un de ces paradoxes que je ne cherche plus à expliquer, je me suis approchée pour l'admirer... et là, à ma grande surprise, j'ai découvert que j'étais devant une agence d'emploi, dédiée à ceux qu'on appelle "handicapés" - qui sont sans doute, de tous les "demandeurs d'emploi", les plus déshérités - mais pourquoi donc, au fait, dit-on "demandeurs d'emploi", en est-on donc vraiment arrivé à mendier les emplois et à les implorer comme des aumônes ?
Une ampoule brillait faiblement à l'intérieur... on voyait se mouvoir quelques vagues silhouettes, le lieu n'était pas fermé, il était juste... ainsi... !
Voilà. Il était environ 13 heures. Pendant qu'un homme flambait ou se préparait à flamber près de chez moi parce qu'il était sans travail, je regardais, oisive et stupéfaite, cette porte hideusement ornée de noms entremêlés et illisibles, qui se pressaient en couches épaisses et de dates diverses, accumulées depuis des mois, des années peut-être, aussi nombreuses et débordantes que les cohortes de chômeurs qui envahissent peu à peu le pays, et bientôt toutes nos pensées. Et pendant que brûlait là-bas ce martyr dont j'ignorais tout, devant ce monument d'une lourde éloquence où le mot accueil ne se donnait plus à lire que par quelques syllabes incertaines, je prenais peu à peu conscience du désastre. Comme si, soudain, on l'avait écrit devant moi, non plus à l'encre fade des journaux et des experts économiques, avec leurs mots si raisonnables et si savants, nous expliquant sans fin ce que jamais nous ne devrions pouvoir comprendre - mais en lettres brutes et rageuses de sang, de folie, de feu et de misère.