Fallait-il en parler ?

Publié le par Carole

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Ile de Nantes, 22 avril 2011
 
 
Je me suis longtemps demandé si je pouvais en parler. Quel sens cela aurait de parler de cette affaire qui semble n'avoir eu aucun sens, qui est allée si loin dans l'inhumanité qu'on pourrait avoir l'impression que jamais elle n'a eu aucune signification humaine.
On n'y fait presque jamais allusion, ici, mais on y pense, souvent. Cela rôde, cela hante, cela remue des ombres, comme un cauchemar qui s'obstinerait à traîner le jour dans les rues.
 
C'était il y a trois ans tout juste. Je me souviens très bien d'avoir pris en marchant cette photo un peu floue, que mon appareil a enregistrée à la date du 22 avril 2011. Stupéfaite de lire ces mots "cinq corps sous la terrasse", j'avais appuyé sur le déclencheur sans penser à cadrer.
Je venais de rencontrer, comme tant d'autres passants, Xavier de Ligonnès, le nouveau Barbe-Bleue de Nantes. Le lendemain, j'ai appris, avec toute la ville épouvantée, qu'il avait tué sa femme et ses quatre enfants, qu'il avait préparé leurs meurtres pendant des mois, qu'il avait traîné leurs cadavres sous la terrasse de leur maison nantaise pour les enterrer dans les trous emplis de chaux qu'il leur avait creusés. Qu'il avait même tué son chien pour l'enterrer avec les autres. Avant de disparaître. Totalement. Comme seuls les démons savent le faire. 
Je me souviens qu'il faisait un temps radieux, que la lumière d'avril avait une légèreté d'Éden, et que je m'étais dit qu'au moins, il les avait laissé vivre un peu de ce printemps menteur. Les gens posaient de gros bouquets de fleurs sur le seuil de leur maison marquée de scellés rouges. Et nous les voyions se faner chaque fois que nous passions en voiture.
 
Dans l'histoire de cet ogre à fusil, de ce Saturne dévorateur un peu Landru sur les bords, de ce triste Satan de province, ce qui sans doute nous a le plus troublés, ce fut de découvrir à quel point c'était un homme ordinaire, un Dupont habitant une maison ordinaire, avec une famille ordinaire, dans une des rues les plus ordinaires et "passantes" de la ville.
Car le diable, on l'imagine avec des cornes et une odeur de soufre, et, sous ce costume grandiloquent, on s'en accomode. Mais dans la réalité il en va tout autrement : le diable habite près de chez nous, il salue ses voisins, promène son chien le soir, et tond soigneusement sa pelouse... c'est même pour cela qu'il est le diable, n'est-ce pas, car de l'autre, celui qui ne peut nous ressembler, qu'aurions-nous donc à craindre ?
 
Beaucoup le croient mort aujourd'hui, ce Ligonnès, d'autres le supposent en fuite et se cachant tremblant, dans la honte et l'angoisse.
Pour ma part, je l'imagine bien plutôt menant à nouveau une vie ordinaire. Une vie simple et paisible qu'il aurait commencée avant son crime peut-être, bien avant, sous une autre identité évidemment très ordinaire.
Il se serait installé quelque part, dans un village, par exemple, en Français moyen retapant une bicoque depuis des années, puis venant tranquillement s'y installer vraiment, après, connu déjà de tous, sans que personne ne puisse voir en ce brave homme si familier l'homme recherché dont on parlait à la télévision. A force de fréquenter le café des Sports, il aurait grossi jusqu'à brouiller de graisse ses traits montrés partout sur de mauvaises photos. Ou bien il aurait le crâne chauve, une moustache de gaulois, un sourire de Dupont Lajoie. Un nouveau costume d'homme ordinaire. Il ne peut pas en aller autrement.
Car le diable est un homme ordinaire, je vous dis, foncièrement ordinaire. C'est pour cela qu'il est le diable.

 

Publié dans Nantes

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