" Dis oui à la vie "
Le tram avait ralenti, puis s'était tout à fait arrêté au passage à niveau. Quand j'ai vu ce petit garçon, par la vitre, je me suis d'abord souvenue d'un conte que j'avais lu, tout enfant, dans un vieux livre. C'était l'histoire d'un crayon magique. Tout ce qu'on écrivait avec prenait forme et vie. L'enfant du conte entrait ainsi dans un jardin qu'il avait dessiné, où vivaient les animaux bizarres et les arbres splendides qu'il avait esquissés. Il poursuivait longtemps sa route, et avançait dans la vie, de dessin en dessin, pour le meilleur et pour le pire, par la magie de son crayon. Je ne me souviens plus du tout de la fin de cette histoire qui du reste n'avait aucune raison de se finir, le crayon traçant page après page des chemins toujours neufs, et pourtant toujours hésitants et tremblants comme un dessin d'enfant...
Ensuite, j'ai réfléchi - ce que peut-être il faudrait toujours éviter quand il nous est donné soudain de voir, par la vitre du tram, un enfant s'amusant avec le vieux crayon du conte. Et j'ai pensé que ce petit garçon, posé là par des adultes, ne nous écrivait guère, très au-dessus de sa portée d'enfant, qu'une maxime béate et niaise, un conseil absurde de magazine, frappé aux clichés de ce temps qui abuse du oui, positivant insupportablement, incapable qu'il est d'affronter le non de la révolte ou de la solitude...
Puis je me suis ravisée. C'est vrai que la vie requiert notre consentement. Il faut lui passer l'anneau au doigt tous les jours, et tous les jours se laisser séduire encore.
Un jour elle nous fut donnée, mais chaque jour il nous faut l'épouser de nouveau. Chaque jour tracer de nouveau son nom sur le mur de l'angoisse, dessiner de nouveau sa silhouette magique et fugitive, pour enlacer les branches de l'espoir, ou simplement se laisser conduire par la main jusqu'à la petite porte du jardin. Et, chaque fois, comme l'enfant, faire effort, se hisser, aller si haut, marcher si loin, qu'on en est maintenant épuisé, et que le bras se lasse et s'engourdit, et que la main retombe. Mais le crayon nous entraîne... encore, demain, plus loin... il y a tant de chemins à dessiner, tant de phrases à écrire, tant de consentements à donner à chaque instant de vie... oui. Rien n'est plus vrai.
Le tram a redémarré. Par la vitre, j'ai vu soudain l'enfant bondir, sauter par-dessus le mur, se balancer aux arbres, puis marcher sur ce pont tout tremblant qui s'en va vers là-bas. Il tenait toujours le crayon, et sur les mots d'un conte oublié, d'un désir toujours neuf il traçait son chemin de vivant. Oui, je l'ai vu. Et je crois bien que je l'ai suivi. Oui...