Des tulipes et des astres
" On peut parler avec un mot et c'est tout !... Mais assis comme moi dans ce jardin où tout divague un peu la nuit, où la lune s'occupe du cadran solaire, où la chouette aveuglée, au lieu de boire au ruisseau, boit à l'allée de ciment, vous auriez compris ce que j'ai compris, à savoir : la vérité. "
(Jean Giraudoux, Electre, lamento du jardinier)
Le soleil enfin revenu avait partout réveillé pépiements et parfums. Les beaux faisans du Jardin des plantes marchaient dans les pensées du printemps, hiératiques et lents, comme des fleurs vivantes.
Je m'étais approchée du petit carré où fleurissent, pour quelques jours seulement, les tulipes de vigne, ces tulipes sauvages d'un jaune ardent qu'on conserve ici pour les replanter peu à peu dans des terres dont les désherbants les avaient fait disparaître. Les fleurs jaunes éclataient sur les sombres ceps, comme les promesses ensoleillées de ce soir apaisé.
Soudain, il y a eu cette ombre légère glissant sur le sol : un héron traversait le ciel. J'ai tenté de le photographier, mais il était déjà trop loin.
Un vieux jardinier qui travaillait dans les massifs et qui, apparemment, me regardait depuis un moment, s'est approché de moi.
-Hier soir, m'a-t-il dit, j'ai vu dans le ciel quelque chose de très rare : j'ai vu la lune frôler une planète, je crois que c'était Vénus... Est-ce que vous savez si c'était Vénus, vous ? On voit beaucoup de choses dans le ciel en ce moment, on voit beaucoup de choses, quand on prend la peine de regarder... Vous avez photographié la tulipe de vigne ? Elle pousse bien, dans les terrains restés sains... une fleur qui avait presque disparu... On la replante un peu partout, les gens vienennt chercher les bulbes ici... Vous connaissez les marais de Goulaine, peut-être ?... il y a une colline plantée de vignes, au milieu du marais... tout le monde se demande comment les vignes trouvent l'eau, là-haut... eh bien, c'est qu'elles ont des racines incroyablement longues qui s'en vont jusqu'au bas de la colline... la roche est tellement poreuse, là-bas, on dirait de la lave. Mais non, ce n'est pas du tout de la lave... juste une roche qui contenait du fer, et qui s'est oxydée, avec le temps elle est devenue légère, légère comme de la pierre ponce... les tulipes de vigne se plaisent là dedans. Elles enfoncent leurs racines, par ces trous de la roche, elles vont profond, profond.... Et puis, tiens, dans ce trou, là, que vous voyez, derrière les droseras, l'année dernière, des poules d'eau avaient fait leur nid... toute la journée on les voyait voler au-dessus des vignes, elles cueillaient des brins d'herbes, des brindilles, des mousses, pour les transporter jusqu'au nid... c'était beau à voir... mais vous savez, dans les vignes, il n'y a pas que les tulipes, il y a aussi des soucis, on en a eu beaucoup cette année... les vendanges seront bonnes...
C'était très étonnant, cette façon qu'il avait, ce jardinier, d'aller de la terre au ciel et du ciel à la terre, des astres de la nuit aux tulipes solaires, des racines enfouies aux oiseaux dans leurs nids, de ces nids aux soucis, jusqu'aux vendanges enfin. Il nouait tout cela, comme une brassée de fleurs diverses, en un seul bouquet de folles paroles. Cela prenait peu à peu, sous l'apparence absurde, un sens profond. J'ai repensé au jardinier de Giraudoux, que je trouvais trop bavard... jusque-là... et je me suis dit qu'après tout, Giraudoux avait peut-être rencontré, en son temps, comme moi, un vieux jardinier de l'Eden connaissant les vérités qui vont en cercle, sur les chemins contrariés qui s'accordent toujours, ainsi que les allées de ce Jardin où chaque carrefour ouvre sur des sentiers tournoyants qui bientôt se rejoignent.
A vivre et travailler au Jardin, on apprend tant de choses essentielles. Que les étoiles s'enracinent à la terre comme des fleurs de lave, que les bêtes des champs se balancent sur leurs tiges et nidifient au profond des racines, que les oiseaux du ciel dessinent tout là-haut de grands chemins de constellations changeantes, que notre terre tournoie, dans la lumière et dans la nuit, infiniment fragile et infiniment forte, comme une tulipe de vigne et d'espérance parmi les sombres ceps et les soucis vivaces.
Au milieu de la ville en vacarme, dans ce monde en souffrance dont les vagabonds du Jardin endormis sur les bancs, petits tas de misère, semblent les oiseaux mazoutés et mourants,
il est si bon, si apaisant, si nécessaire d'écouter divaguer le jardinier.