Des grues et des couleurs
"L'esprit soudainement s'effare
Vers l'impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encore
Ce qui se meut en ces décors,
Où, devant lui, sur les places, s'élève
Le dressement tout en brouillard
D'un pilier d'or ou d'un fronton blafard
Pour on ne sait quel géant rêve ?
(Emile Verhaeren, Les Villes tentaculaires)
Des grues et des couleurs, on ne parle guère.
Pourtant, les grues sont partout posées, triomphantes, dans nos villes tentaculaires qui grandissent sans trêve, s'étirent à leurs confins, se hissent en leurs centres et se boursouflent en leurs périphéries.
Pattes enfoncées dans la boue des chantiers, bec tendu vers le bleu, elles se haussent du col dans leurs salopettes de soleil, elles grattent les nuages du vieux ciel écaillé pour repeindre l'Eden, au pinceau fin de leurs aigrettes bariolées.
Oiseaux de feu au grand corps dentelé de lumière, elles dansent tout le jour sur leur unique patte.
Quand là-haut elles se croisent, elles caquettent, elles craquettent, elles coassent, elles croassent, elles bavassent, elles jacassent - comme les animaux bavards et pour toujours muets des vieux bois disparus, des prairies inondées de béton, des rivières étouffées d'autoroutes.
Entre leurs dents, gracieuses et carnassières, elles transportent des murs, échafaudent des plans, dessinent des cases étroites et de hauts échiquiers, pour y placer des vies, empiler des destins.
Insouciantes et légères elles bâtissent Babel.
Quand on passe à leur ombre, on voit trembler des tours, plus hautes encore, incertaines et mouvantes, où perchent, sur les branches de demain, des villes imaginaires, comme des nids pleins d'insectes affolés, si vastes qu'on ne peut que détourner les yeux pour regarder en soi.
Un jour, peut-être, quand on aura fini de tout bâtir, les grues s’envoleront. Un jour d’automne, quand passeront dans l'eau claire des nuages les grands vols d’oies sauvages, elles partiront là-bas, emportant derrière elles la dernière joie des rues comme une queue de nuages colorés, dans le ciel immensément sombre.
Et nous resterons seuls dans nos cités illimitées, que l’hiver rebadigeonnera de nuit - vieux peintre broyant le noir pour l'étaler en maître sur la palette éteinte de la Création.
Les grues, je crois, sont le songe aérien et joyeux de nos villes, qui rêvent en couleurs, avant de s’éveiller obscures et glacées.