A cinq heures
Paul Valéry refusait de commencer ainsi, de façon parfaitement aléatoire, ce qu'on aurait ensuite appelé un roman : "La marquise sortit à cinq heures..." Car n'importe quel monde aurait pu après ces mots se construire, sans autre ordre ni raison que le caprice inconsistant de l'écrivain. N'importe quel monde, où aurait pris forme sans nécessité n'importe quelle marquise, allant d'un pas alerte ou vieillissant dans le grand monde ou dans le demi monde.
Pourtant, la vie écrit-elle autrement l'histoire des marquises, et des autres ?
Ainsi, voilà qu'il était cinq heures ce soir-là devant l'église Saint-Nicolas et que l'absurde écrivain qui avait disposé la scène, plus capricieux qu'aucun romancier balzacien, non seulement avait choisi au hasard les personnages, mais n'avait placé aucun d'eux dans le même roman, au même endroit, dans le même monde...
Pourquoi, du reste, dit-on toujours le monde ? alors qu'il n'y a que des mondes, tant de mondes, qui n'existent que dans l'emboîtement infini de leurs reflets et de tous leurs possibles.
Il était cinq heures ce soir-là devant l'église Saint-Nicolas. Dans le monde du café du Passage un homme lisait une revue, des amis bavardaient. Dans le monde parallèle de la place Fournier, au débouché de la rue Saint-Nicolas, des passants passaient, des voitures attendaient, des boutiques s'offraient, une marquise peut-être sortait en hâte d'un immeuble voisin. Et, là-haut, du côté de ce qu'on appelle l'autre monde, tous les saints de l'église priaient sans fin pour tous. Il était cinq heures au café, l'éternité au portail de Saint-Nicolas, et, dans la rue, l'heure de tous les passages et de tous les reflets.
Nous ne venons au monde qu'afin d'en sortir aussitôt, nous ne sommes au monde que pour n'y être pas, nous sommes de ce monde faute d'être d'un autre. Il n'y a que des mondes, je vous dis, tant de mondes, où se pose un instant notre image qui passe. Tant de mondes, et dans ces mondes tant de romans de nos vies, sans autre raison d'être ici ou là, à cette heure ou une autre, que le caprice mystérieux d'un obscur écrivain qui pour toujours dédaigne de s'expliquer à nous.