Dans le ventre de la baleine
- Muséum de Nantes - Rorqual commun (Balaenoptera physalus, Donges, 1991) -
"La seule chose que nous voulions savoir, c'était ce secret enfoui, ce mot de la création qu'elle représentait. C'était là ce qui rendait à ces débris une importance, un sens - une menace - qui nous concernaient directement." (Paul Gadenne, Baleine)
"Insistants, s'imposent les alignements parallèles de crânes et de poteaux de baleines d'un blanc religieux. La partie nasale des crânes est en terre ; se dressent vers les astres, telles des antennes, les os saillants latéraux d'attache de sa partie occipitale."(Jean Malaurie, L'Allée des Baleines)
"Du ventre de la Mort, j'appelle au secours [...]. Tu m'as jeté dans le gouffre au coeur des mers où le courant m'encercle. [...] Je suis descendu jusqu'à la matrice des montagnes". (Ancien Testament, Livre de Jonas 1)
Au Muséum, hier, comme un autre Jonas, je suis entrée dans le ventre de la baleine.
Le squelette du rorqual de Donges, exposé en triomphe dans la grand nef de la section zoologique, est la pièce maîtresse du musée, la plus vaste bien sûr, et l'une des plus étonnantes.
Ce fut un jour une masse pourrissante échouée sur la plage, près de la raffinerie de Donges, après avoir été un morceau d'océan, accidentellement harponné, puis longuement remorqué, proie flasque et bleue crucifiée à son flanc, par un noir méthanier d'acier. Comme dans le récit de Paul Gadenne, pendant des jours les curieux sont venus la voir, et c'était déjà, sur le sable souillé, bien plus qu'une bête défaite : la décomposition lente et monumentale d'une volonté de vie très ancienne, vaincue et réduite, par l'ordre conjoint du Monde et de la Machine, à la puanteur des chairs mortes.
On l'a transportée avec peine jusqu'à Nantes, où on l'a longuement, minutieusement, dépecée, lavée, frottée, séchée, remontée. C'est aujourd'hui une stupéfiante maquette d'os nettoyés et vernis, soigneusement ajustés et vissés, suspendue au-dessus de nos têtes - comme un grand avion de balsa - comme une coque renversée de caravelle - comme une voûte de cathédrale - comme les hautes frondaisons calcifiées et spectrales de cette Allée des baleines dont a parlé Jean Malaurie, où les chasseurs esquimaux ont entassé pendant des siècles les ossements blanchis des grands cétacés.
Epurée par la mort et par le minutieux travail des ostéologues, la créature de Donges semble étrangement redevenue sa propre esquisse, l'ébauche dans la main ouverte du Charpentier, lancée inachevée dans le courant du monde, morte et prête à renaître.
On rend à la baleine, dans ce musée de Nantes, si près des méthaniers de l'estuaire, un culte apparemment savant, mais très proche au fond de ce culte primitif que rendaient aux carcasses alignées du détroit de Béring les chamans inuits.
Aussi, comme tant d'autres visiteurs, comme tous les visiteurs peut-être, je me suis approchée, je suis entrée dans le ventre de la baleine.
Sus ces os blancs marqués encore du jaune des chairs en allées, sous ces branchages nus laissés par la vie disparue, si étrangement éclairés, où se partageaient l'ombre et la lumière, j'ai aperçu à mon tour les mystères : l'oscillation infinie des marées, des saisons et des jours, sur l'immense balance de l'océan ; la petitesse humaine à l'ombre de la mort, sur les grands chemins creux de la vie. J''ai cru entendre la longue prière modulée des chamans à tout cela qui est.
Je suis entrée dans le ventre de la baleine. Mais je ne suis pas allée aussi loin que Jonas. Je ne suis pas allée jusqu'au ventre de la Mort, je ne suis pas allée dans le gouffre au coeur des mers ni au fond de la matrice des montagnes. Je suis restée sur le seuil. Au Muséum, on n'a pas le droit d'aller plus loin.
Une phrase que j'ai lue un jour, il y a déjà longtemps, dans un journal, me revient à l'esprit : "Le chant des baleines bleues est de plus en plus grave"- on ne sait pas pourquoi.