Façades
A chaque fenêtre veillait un pan de nuit. Et le vide se penchait à tous les étages. Décor de théâtre étayé par d'énormes poutres. Masque de pierres usées. Il ne restait rien d'autre des beaux immeubles anciens qui s'étaient dressés là, avec leurs couloirs tapissés de fleurettes, leurs chambres un peu vétustes, leurs cheminées de marbre, et leurs plafonds moulurés noircis par les années.
C'est ainsi qu'on procède aujourd'hui dans les centres historiques des villes. On nettoie de leurs os les vieilles bâtisses, on ne laisse que les yeux et la douce peau claire du visage. Puis, contre ce masque mince, on colle de vastes édifices modernes et somptueux : hôtels de grand luxe, succursales de banques, ascenseurs silencieux, parois de miroirs et d'inox, longs couloirs où les portes numérotées ne s'ouvrent qu'à l'appel de codes mystérieux, bureaux climatisés où se décident des destins.
De la rue, quand le nouvel ensemble est fini, on ne remarque rien : la vieille façade continue à faire illusion. Il y a même des promeneurs distraits pour jeter, en levant les yeux, un regard admiratif et ému sur tant d'ancienne perfection.
De bien des choses qui forment aujourd'hui notre univers, on pourrait dire cela : la façade est restée identique, mais ce n'est plus qu'un masque mince, derrière lequel un autre monde s'est construit. On marche dans la rue qu'on croit toujours la même, un peu distrait, sans s'apercevoir de rien.
On a assisté au chantier, on a vu s'affairer les démolisseurs et les rebâtisseurs.
Mais, puisque le vieux visage est encore là, intact, et même bien gratté, on n'y croit pas vraiment.
Rien n'a changé, tout a changé pourtant.
On va sans prendre garde, au risque qu'un jour la façade fragile et mal collée ne s'effondre sur nos illusions, laissant à nu la gueule noire du nouvel édifice, si familier, si inconnu pourtant, et si sombre sans son sourire amène de pierre blonde usée.