Cortège
Eux, ce sont les Seita, les Trelleborg, les ouvriers de Carquefou qu'on licencie d'un coup, comme on se débarrasse aujourd'hui des stocks, des charges et des coûts, parce qu'il est beaucoup plus rationnel de délocaliser (oui oui oui n'en doutez pas... cela a été calculé dans des bureaux, vérifié par des schémas savants, théorisé par des experts, désiré par de fougueux éditorialistes, expliqué et réexpliqué à la télévision, enfin voté par de très doctes assemblées d'actionnaires désintéressés) – dire qu'il nous a fallu des siècles d'humanisme, de Lumières, de progrès pour comprendre ce que savaient d'instinct les négriers d'ici : que les hommes ne valent décidément pas plus que les choses qu'ils produisent, qu'ils valent même souvent beaucoup moins...
Mais ceux-là, ils ne comprenaient pas, justement. On avait dû mal expliquer, manquer de pédagogie. Car ils marchaient tout à l'heure dans les rues de mon quartier, les Seita, les Trelleborg. Quelques bonnets rouges portant le gwenn ha du les escortaient et l'on battait tambour... une drôle d'armée bretonne qui remontait la rue, revenant à l'usine comme au bateau qui coule. J'étais arrêtée à un feu quand ils sont passés, et je les ai photographiés, très vite, par la vitre. Ils souriaient en remarquant l'appareil et me faisaient des signes amicaux. C'était un cortège bon enfant, coloré, presque joyeux.
Ils défilent aujourd'hui, soutenus par leurs camarades, sous le regard curieux des passants, heureux malgré tout de marcher ensemble au soleil, et d'avancer comme si la route allait mener quelque part. Demain ils seront seuls. Tout seuls. Des chômeurs.