En cheminant
Au Jardin des Plantes, que je traverse presque tous les jours depuis plus de vingt ans, j'ai toujours cru qu'il n'y avait qu'un arbre aux kakis. Ce n'est que cet après-midi que j'ai découvert qu'il y en avait en réalité deux.
Je connaissais le grand et vieux plaqueminier solitaire qu'on aperçoit de la rue. Mais ce jeune arbre, jonglant de tous ses bras de Shiva avec ses fruits colorés, ce jeune arbre devant lequel j'étais passée des milliers de fois, je le voyais pour la première fois.
C'est qu'on avait planté dans l'herbe, pour égayer l'hiver, des fleurs de papier coloré. C'est que le jour était trempé de brume. C'est que mon oeil avait cheminé, fuyant le gris pour suivre en bas la piste des fleurs bariolées, jusqu'aux fruits tout là-haut qui rayonnaient dans l'ombre. Empruntant cette route nouvelle que la couleur lui proposait, mon regard paresseux avait enfin remarqué les kakis, que jusque-là il ne distinguait pas dans leur bosquet terne et confus.
Ce n'est pas l'oeil qui voit, c'est l'esprit. Et ce qu'il parvient à distinguer du monde il ne le distingue que parce qu'il a suivi le cheminement qui le lui permettait. D'où vient qu'il y a tant de choses que nul ne voit et qui sont pourtant sans doute parfaitement visibles : mais le chemin si simple qui pourrait y conduire nos regards n'a pas encore été tracé à nos esprits routiniers.
Les grands artistes, les grands découvreurs, ce sont justement les jardiniers de la pensée, qui plantent aux allées mornes de l'habitude les fleurs nouvelles et si vives de leur savoir ou de leur fantaisie, ouvrant à nos regards ces clairs chemins qui pourront le conduire un peu plus haut.