Centre du monde
Carpe dans une mare du parc de la Beaujoire à Nantes.
"Qui est né à Nantes comme tout le monde ?" (Louis Aragon)
Ici, c'est un marronnier, un serpent de mer - ou plutôt une vieille carpe dans la mare d'un de nos beaux jardins. On le répète en souriant, mais on y croit un peu : Nantes, où tout le monde est né, comme chacun sait, est au centre du monde. Plus exactement, au centre des terres émergées.
Hier dans le journal local on le disait encore, avec ce qu'il faut de détachement humoristique et de précision scientifique pour que la croyance un peu usée reprenne à la lumière son beau luisant d'écaille :
http://www.presseocean.fr/actualite/insolite-le-vrai-centre-du-monde-est-a-nantes-17-08-2012-45356
A vrai dire, le centre est peut-être un tout petit peu plus loin, mais on ne va pas chipoter pour quelques kilomètres... Le découvreur de cette vérité centrale et rayonnante, selon l'article, est un certain Samuel Boggs, un Américain qui aurait fait ses calculs vers 1945. J'ai lu ailleurs que des tracés similaires, menant à une conclusion presque identique - mais bien plus proche de la place du Bouffay, donc certainement plus exacte -, avaient été effectués, à la fin du XIXe siècle, par le géographe allemand Albrecht Penck. Et, demain, quand on aura un peu oublié tous ces noms compliqués, sans doute fera-t-on appel à un troisième savant pour démontrer la même évidence.
Lorsque j'étais enfant, mon grand-père avait découpé avec amusement -c'était un humoriste très fin-, mais avec beaucoup de soin et de respect aussi, dans la Nouvelle République du Centre-Ouest, un autre article expliquant, lui, que Selommes, notre petit village, était le centre du monde, irréfutablement.
J'ai connu plus tard des gens qui pouvaient prouver que le centre de la France - donc du monde - se trouvait près de Bourges, dans un hameau dont le nom m'échappe, mais où justement ils habitaient.
Le centre du monde, c'est tout à fait certain, se trouve partout où nous sommes.
Ainsi tout tourne aussi rond ou aussi peu rond que nous.
C'est très bien, cela permet de savoir où aller en paix, au moins, dans ce monde qui va bien vite.
Evidemment, depuis le centre de la mare où nous tournons ainsi, nageant paisiblement sur nos propres traces, il est quelquefois difficile de distinguer la rive. Il arrive même qu'on ne voie rien du tout, et qu'on se trompe de chemin. Parfois on se fait prendre à l'hameçon qui écorche la langue, ensanglante les rêves et brise les destins.
Car, dans le cercle des mondes, tant de centres se bousculent et se froissent - carpes lentes et lourdes que l'infini brise et rejette en ricochets, petits cailloux perdus.