Ceci n'est pas une boîte à lettres
"Ils" ont fini par enlever le papier. Ou un passant s'en est chargé. A moins que la pluie et le vent ne l'aient poussé au caniveau comme un papillon mort.
Délavé, abîmé, à vrai dire il ne payait plus ni de mine ni de mots, sur le vieux portail de métal.
J'avais pensé, naguère, ou peut-être jadis, à le photographier.
J'aimais bien le trouver au bord de mon chemin. Chaque jour, rue Clemenceau, près du portrait de cuivre étincelant du vieux Tigre défunt, il m'adressait son petit avertissement philosophique, mi-clin-d'oeil mi-ronchon.
Nous avons tellement l'habitude de croire que les choses sont ce que les mots nous disent qu'elles sont, qu'une phrase qui ne nous dit que ce qu'elles ne sont pas nous paraît aussitôt une énigme à résoudre.
Mais mon papier collé sur ce qui n'était pas une boîte à lettres se gardait bien de nous dire ce qu'elle était. Pas de solution pas de fin mot pas d'histoire.
Ceci n'est pas une pipe.
Ceci n'est pas une pomme.
Ceci n'est pas une boîte à lettres.
Ceci n'est pas une boîte à lettres mais ceci fut une boîte à lettres.
Ceci n'est pas un portail vert mais un portail repeint en vert que j'ai longtemps connu rouge.
Ceci n'est pas la vérité mais un papier collé et déjà arraché.
Ceci toujours se change en autre chose, et les mots qui voulaient se poser sur les choses, insectes épuisés, s'en vont plus loin tomber dans leur boîte à néant, et puis s'envolent encore, d'inlassable désir.
Nos vies bruissent de mots, nous ne sommes que mots. Mais le monde, vieillard sphinx et ronchon, sourd et muet qu'il est, ne connaît rien des mots qui voudraient tout connaître.