Cartes
Ceux qui dessinent les cartes du monde en savent tout ce qu'on peut savoir : les distances et les routes, le tracé des rivières et la forme des bois, l'emplacement des calvaires, le cercle où tourne le coq à l'église, et les champs où l'on a couché d'une croix les cimetières. Et ils vous mettent tout cela en couleurs, en lignes et en chiffres.
J'ai ouvert la vieille carte du département. Elle tremble un peu sous le vent, et le papier grisonne, mais le nom du village y est encore épais et noir, ainsi que doit l'être le nom bien assis d'un chef-lieu de canton. Le bourg, quant à lui, est posé sur le pli, comme entre deux pages du temps - étrange insecte mort, piqué au coeur d'une fine épingle rouge, couleur de sang vivant.
Suivre des yeux, parcourir de l'index les routes nettement tracées, c'est un chemin facile. Depuis la maison où nous habitions, je remonte l'impasse qui longe la gare abandonnée. Au carrefour de l'ancien passage à niveau, je prends en face, pour passer devant la grille verte de la maison Ferrand. Je continue vers la mairie, jusqu'à l'église que je salue. Puis je m'en vais, rêvant, par la route de Baigneaux, près du rectangle barré d'une croix noire où dort à l'écart du village le petit cimetière. De là, je prends à travers champs, pour rejoindre, parmi ce fouillis d'affluents légers et de sources balbutiantes que la carte a oublié de noter, la Houzée gazouillante qui s'éveille à la vie comme un jeune oiseau bleu dans les herbes froissées.
C'est une belle carte, j'aime m'y promener, mais il y manque tant de choses...
Bien sûr, elle est si vieille... on ne peut y trouver le nouveau lotissement, au bord de la voie ferrée, à l'ouest du village. Ni l'étoile du plan d'eau et de son île aux peupliers. Ni le château dont on a reconstruit la tour. Ni le pâté que forme dans son petit parc, au coin de la route de Champigny, la maison de retraite où mon arrière-grand-mère Elise a fini en exil ses jours de vieille périgourdine. Sans doute a-t-on depuis longtemps édité une autre carte, où tout cela figure avec beaucoup de précision en petits carrés ou rectangles, nets et noirs.
Je ne crois pas, cependant, que la carte nouvelle soit plus juste que l'ancienne.
Ceux qui dessinent les cartes du monde savent tout ce qu'on peut savoir, mais ils ignorent l'essentiel. Comment se douteraient-ils qu'il y a tant de lieux, tant de chemins, qui ne figureront jamais sur les plans, et tant de lieux et de chemins qui, sur les plans qu'ils dressent, sont sans aucun rapport avec ce qu'ils sont en réalité ?
Ce sont d'autres cartes qu'il nous faut déplier pour voir clair, des cartes que nul n'a dessinées, que seuls nos coeurs ont coloriées, et où aucun calcul n'eut jamais cours. Des cartes incertaines et fragiles où, sous les noms à demi oubliés et presque indéchiffrables, sont indiquées, à peine perceptibles, les routes qui vont profond et les territoires véritablement habités.
Sur ces cartes étranges de la mémoire et du rêve veille le monde qui est nôtre, l'autre monde plus vrai qui ne peut cesser d'exister qu'avec nous.
Sur ces cartes, par exemple, je le sais, Champigny, où j'ai d'abord vécu, et qui n'est d'après les cartographes qu'à sept kilomètres, est aussi loin de Selommes que la douce enfance de l'âge de raison. Pour passer de l'un à l'autre il faut traverser à Villegrimont orages et tempêtes, franchir les hauteurs dures du plateau parcouru de vents et de sombres nuages - ou brûlé de soleil en été. Dans les champs frémissants veillent de longs serpents dont, parfois, on voit glisser sur les fossés le corps obscur et sinueux. Mais, dans l'une des fermes, Annick Beaujouan, mon amie d'école, petite fille craintive aux cheveux pâles, sourit encore dans l'ombre, vivante et douce à jamais. Et l'on se rend toujours à Vendôme en prenant par Villarceau, dans l'autocar qui emporte les enfants vers le collège, vers le lycée, là-bas, dans la triste banlieue. Le matin on roule en silence, le trajet est bien long. Quand on arrive, après Coulommiers-la-Tour, à ce coin de clairière où la rivière fait signe, il flotte toujours un peu de brume, des ombres s'approchent de la route. Au retour, on est enfin heureux, on chante en choeur, je m'en souviens très bien, "Fais comme l'oiseau...", entre Villetrun et Selommes - si bien que les deux communes ne sont séparées, le soir, que d'un battement d'aile d'enfant. Et la côte brutale qui descend vers Périgny, on la remonte aux vacances, debout sur le vélo Gitane, en tendant tous ses muscles, et on zigzague et on peine, car elle est immense et serrée de lacets, comme le mont Ventoux. Et le moulin de Cornevache... il est toujours en ruines au bout du monde, dans son paradis murmurant... Sur le pont vacillant, j'y suis toujours assise, au bord du ciel, cherchant à deviner sur l'eau qui tremble le chemin que dessinent les nuages qui vont. Et dans la cour de la maison Ferrand, je vois bien, quand je repasse au retour, que tout le monde est là, qu'on a sorti les chaises au jardin, et qu'on boit l'orangeade au frais. Ma grand-mère parle un peu trop fort, j'entends dans la rue sa voix claire où rocaille le vieil accent - et je crois qu'elle m'appelle. Oui, je prendrai moi aussi un verre de sirop à l'ombre de ce maigre prunus qui n'est porté sur aucune carte de papier...
Sur ces cartes, par exemple, je le sais, Champigny, où j'ai d'abord vécu, et qui n'est d'après les cartographes qu'à sept kilomètres, est aussi loin de Selommes que la douce enfance de l'âge de raison. Pour passer de l'un à l'autre il faut traverser à Villegrimont orages et tempêtes, franchir les hauteurs dures du plateau parcouru de vents et de sombres nuages - ou brûlé de soleil en été. Dans les champs frémissants veillent de longs serpents dont, parfois, on voit glisser sur les fossés le corps obscur et sinueux. Mais, dans l'une des fermes, Annick Beaujouan, mon amie d'école, petite fille craintive aux cheveux pâles, sourit encore dans l'ombre, vivante et douce à jamais. Et l'on se rend toujours à Vendôme en prenant par Villarceau, dans l'autocar qui emporte les enfants vers le collège, vers le lycée, là-bas, dans la triste banlieue. Le matin on roule en silence, le trajet est bien long. Quand on arrive, après Coulommiers-la-Tour, à ce coin de clairière où la rivière fait signe, il flotte toujours un peu de brume, des ombres s'approchent de la route. Au retour, on est enfin heureux, on chante en choeur, je m'en souviens très bien, "Fais comme l'oiseau...", entre Villetrun et Selommes - si bien que les deux communes ne sont séparées, le soir, que d'un battement d'aile d'enfant. Et la côte brutale qui descend vers Périgny, on la remonte aux vacances, debout sur le vélo Gitane, en tendant tous ses muscles, et on zigzague et on peine, car elle est immense et serrée de lacets, comme le mont Ventoux. Et le moulin de Cornevache... il est toujours en ruines au bout du monde, dans son paradis murmurant... Sur le pont vacillant, j'y suis toujours assise, au bord du ciel, cherchant à deviner sur l'eau qui tremble le chemin que dessinent les nuages qui vont. Et dans la cour de la maison Ferrand, je vois bien, quand je repasse au retour, que tout le monde est là, qu'on a sorti les chaises au jardin, et qu'on boit l'orangeade au frais. Ma grand-mère parle un peu trop fort, j'entends dans la rue sa voix claire où rocaille le vieil accent - et je crois qu'elle m'appelle. Oui, je prendrai moi aussi un verre de sirop à l'ombre de ce maigre prunus qui n'est porté sur aucune carte de papier...