Cadenas
L'Oeil était sur la porte et il me regardait.
Il pleuvait gris et froid, rue du Vieil-Hôpital, dans ce coin sombre de la ville.
C'était un grand oeil sans paupière, semblable à ceux des anciens dieux debout dans la lumière, luisant et brun comme une planète roulant dans le cercle des nuits, avec les cils vibratiles et ardents des premiers infusoires, aux eaux noires et profondes de la vie primitive.
Je l'ai aussitôt admiré.
Le cadenas doré, et la chaîne d'acier, brillante, solide et plusieurs fois nouée, je ne les ai remarqués qu'ensuite.
Sans doute parce que l'oeil était immense, et neuf, et libre. Si complètement ouvert, si absolument innocent qu'aucun cadenas, aucune chaîne n'y pouvaient rien changer.
Pour décadenasser les pensées, faire tomber les verrous, on n'aurait pas besoin de briser les chaînes, pas besoin de connaître les secrets, pas besoin de savoir le chiffre, pas besoin de posséder les clés, pas besoin de la force qui peut rompre le fer.
Il suffirait d'ouvrir grand les yeux, si grand que l'infini y bercerait ses mondes, et la vie ses enfants.
Il suffirait d'arrondir la prunelle en bouclier de bronze, si rond que le jour y laisserait tous ses reflets, et la nuit toutes ses armes.
Il suffirait de regarder le monde bien en face.
Sans se laisser troubler par la lumière ou par l'ombre, par le savoir ou par l'illusion, par l'or ou par la misère, par la laideur ou par la beauté.
De regarder vraiment. Comme au premier jour Celui-là nous regarda.