C'est la panique !
Pour Brigitte.
Alors que je gagnais la rue Crébillon par la rue Scribe, j'ai eu la surprise de rencontrer sur un mur ce splendide - et peut-être unique - échantillon de gothique textura urbaine :
C'était si amusant aussi de voir transcrite dans cette écriture ancienne une expression moderne, familière. Ces quelques traits d'encre et d'humour étaient, sur le mur gris, dans ce coin d'ombre triste, aussi légers que les bulles d'Astérix chez les Goths.
Non loin de là, passage de la Châtelaine, avait eu lieu récemment le grand incendie qui avait enfumé le carnaval. C'était peut-être, après tout, cette panique-là que mon calligraphe du ciment avait voulu commémorer, cette étrange atmosphère d'angoisse, héritée de temps immémoriaux, qui gagne une ville, même moderne, même pourvue d'équipes de pompiers efficaces, quand l'incendie prend quelque part dans ses murs.
Car jamais ne meurent les vieilles angoisses, gravées dans nos mémoires par les générations oubliées.
Mais, bien au-delà de ce désastre déjà surmonté, il a raison, mon calligraphe, c'est la panique.
La gothique textura, en équilibre comme la création divine - textura quadrata -, lente et parfaite, droite et ferme, un peu raide sur la page, qui assurait à chacun de ses traits et de ses losanges une forme et une place fixe, la gothique textura qui brodait les lettres comme des points de tapisserie, la gothique textura qui modulait les mots comme des notes sur la portée, la gothique textura qui remettait le monde en ordre, dans l'ombre des monastères, tandis qu'on guerroyait, qu'on massacrait, qu'on incendiait les châteaux forts et qu'on torturait les évêques - la voilà aujourd'hui bousculée par les tags, les graffs, les murs de béton, le vacarme des moteurs, les chaudières à gaz, et le cliquetis sec des claviers d'ordinateur.
C'est la panique, depuis qu'un nouveau monde, après Gutenberg, s'est édifié dans le grand chambardement de l'ancien.
C'est la panique, depuis que l'incertitude et la mobilité sont nos lois inflexibles, depuis que le désordre incessant du progrès renversant tous les ordres semble être devenu la règle intransigeante de nos vies affolées.
C'est la panique. Et les hôpitaux se peuplent de malades qu'étouffent des crises d'épouvante. Des drogués devenus cannibales se jettent sur les passants en hurlant, des tireurs fous s'embusquent dans les écoles.
C'est la panique et c'est terrible.
Et pourtant... Pourtant, il y a encore des jeunes gens, farceurs comme les goliards du moyen-âge, qui savent nous rendre les rues légères. Des jeunes gens patients qui apprennent à calligraphier la textura quadrata. Des jeunes gens qui, la nuit, s'appliquent lentement à poser sur les murs, en suivant soigneusement le ductus, les jolis losanges et les bâtons nettement taillés au bec de plume de la textura quadrata. Et même à orner la majuscule d'un délicat apex tracé au pinceau fin et d'un trait d'encre tiré à la règle.
Et il y a des pompiers qui ont veillé toute une nuit pour éteindre un incendie.
Et il y a aussi des gens qui nettoieront et repeindront les murs, effaçant et la suie et les graffitis gothiques, demain, après-demain, pour que tout dans la ville soit clair, propre et recouvert de frais.
Alors, non, ce n'est pas la panique. Juste une nouvelle forme du vieux monde, où désordre et ordre s'adossent l'un à l'autre, en se heurtant un peu, comme il se doit.