Belvédère
Cette drôle d'échauguette, avec sa hotte de fil de fer, son auvent de palettes et sa balustrade de tuyauterie, c'est le belvédère de la Villa Déchets - vous savez bien, ce bidonville militant, ce pavillon entièrement, exclusivement, obstinément bâti de déchets récupérés. On en a beaucoup parlé, souvenez-vous, avant, bien sûr, de passer à autre chose.
Et maintenant, deux petites fables.
La première, je l'ai appelée "ectoplasmes", vous allez voir pourquoi.
Ectoplasmes
Il y a, quelque part dans le Pacifique, dans une de ces zones de calme plat que fuient tous les navires, une île étrange, une île flottante, une île entièrement constituée de déchets de plastique ; bouteilles vides, chaussures de plage, sacs de courses, jouets d'enfants, accumulés par les courants, venus de tous les bateaux des mers, de tous les rivages de l'océan, de toutes les rivières de la terre, ils gisent là, flottants, errants, à demi décomposés mais se refusant à mourir.
Ce sont les ectoplasmes de l'abondance factice de nos supermarchés, l'ombre molle des frais cocas-colas que nous avons bus au soleil, le nadir de nos heures exaltées de shopping, le squelette des barbies roses et blondes de notre enfance.
Ils vont à la dérive, loin de nous, et nous croyons pouvoir les oublier - si peu les ont vus. Mais chaque année, l'île grandit un peu, beaucoup, calmement, silencieusement ; aujourd'hui elle est grande comme la France, demain elle sera vaste comme l'Allemagne, après-demain immense comme l'Europe. Puis elle absorbera du monde ce qu'il en restera d'apeuré, d'épuisé. Les fantômes grandissent ainsi dans leurs coins d'ombre, calmement, silencieusement, immensément, inexorablement, jusqu'à étouffer les vivants.
La seconde fable s'intitule "le dernier baiji". Et la voici.
Le dernier baiji vient de mourir. Heurté par un cargo, empoisonné au plomb ou au mercure par l’eau dont il avait été le dieu. Son corps s’est débattu une dernière fois dans le soleil, de sa large queue il a frappé le fleuve, puis s’est abandonné. Il s'est échoué dans un bouquet de roseaux englués de pétrole, ou contre un amas de bidons gras; les mouettes ont entamé son ventre blanc et rongé ses entraille ; les pies ont becqueté les lambeaux pourrissants ; les fourmis ont nettoyé sa carcasse. Puis il s'est enfoncé dans la boue noire de la rive.
Le baiji était un dauphin de rivière qui vivait en Chine, dans le grand fleuve Yangzi dont il avait été le seigneur depuis la naissance du monde. Il était si beau, si délicat, qu’on affirmait qu’il avait été jadis une princesse, noyée par un père tyrannique. Il portait bonheur aux pêcheurs, son chant inspirait les poètes qui parfois naviguaient sur son dos, et les jeunes filles l’imploraient lorsqu’elles étaient amoureuses.
Mais il y a beau temps qu’il n’y a plus dans les fleuves ni dieux, ni nymphes, ni princesses, ni poètes. Le seul seigneur qui subsiste en ce monde, c’est l’homme, avec ses moteurs, ses usines, ses déchets, sa passion du gain, et son génie de l’invention qui l’a si brillamment emporté sur l'harmonie de la Création. Aussi le baiji a-t-il disparu, comme ont disparu avant lui tant de milliers d’espèces.
Dans le jardin d’Eden le vieux peintre oublié, supplanté par son jeune rival, efface chaque jour une de ses oeuvres. Et il soupire, pathétique et risible, comme font les vieillards dont plus personne ne se préoccupe, quand ils repensent au monde d’avant.
-Pourquoi, demandez-vous, pourquoi ces fables ?
-Pour pas grand chose. Juste pour vous expliquer que je le trouve beau, ce belvédère de récupération, ce baldaquin sans grâce, avec sa hotte de fil de fer, son auvent de palettes et sa balustrade de tuyauterie, et puis, surtout, sa patience de gardien du phare, son air de nous dire qu'on pourrait bien, et sa façon de regarder au loin malgré tout, même s'il ne peut pas se dresser bien haut dans son petit coin de la Bottière, sous la voie du tramway.