Belle vie
Longtemps, passant près de cette maison de moellons, j'avais levé les yeux, confiante, vers le cartouche où son nom est inscrit. Car c'est une villa du temps où l'on donnait aux maisons des noms, comme aux châteaux, afin d'y enclore son Eden.
J'avais toujours lu "BELLE-VIE" sur les grandes majuscules antiques à demi effacées, et je trouvais cela charmant, "BELLE-VIE", sur le front paisible de cette vieille villa solidement bâtie de moellons, mûrie et ravinée comme un fruit oublié, en son petit jardin d'où dépassait un vieux pommier. "BELLE-VIE" malgré l'âge venant, "BELLE-VIE" malgré les voies ferrées et le carrefour bruyant. "BELLE-VIE" malgré tout, contre tout, à cause de tout.
Depuis plusieurs mois je n'étais pas revenue dans ce quartier de la périphérie.
Il y a quelques jours je m'y suis retrouvée par hasard. La maison de moëllons n'avait pas disparu encore. Elle surplombait ce soir-là un chantier poussiéreux hérissé de gravats et de tractopelles. Devant la fenêtre où les ombres agitaient leur long visage de camarde, le vieux pommier, mort, se couvrait d'un linceul gris de lichen. J'ai voulu sottement m'approcher, lire de plus près, avant de repartir, la promesse heureuse d'autrefois...
Alors je me suis aperçue que que je m'étais toujours trompée : car non, cette villa ne s'appelait pas, ne s'était jamais appelée "BELLE-VIE", mais simplement, dérisoirement, courageusement, obstinément, dans ce coin laid où la ville fait sa mue et revêt lentement sa peau grise de banlieusarde : "BELLE-VUE"...
"BELLE-VUE", après tout ce n'était pas si mal. "BELLE-VUE", tellement mieux que rien.
Mais comment avais-je pu me tromper si longtemps ? Et puis, est-ce que cela existait, quelque part, est-ce que cela pouvait seulement exister, est-ce que cela pouvait même sérieusement s'imaginer sur cette terre, un lieu qui se serait appelé "BELLE-VIE ?
Je me suis éloignée, nostalgique. Une dernière fois je me suis retournée. Un rayon très doux du couchant éclairait obliquement les hautes lettres étroites, et j'ai lu à nouveau, très distinctement, comme si cela avait été gravé au burin de patience ou d'illusion dans mon propre coeur obstiné : "BELLE VIE".