Béances
Nantes - La Fabrique, 26 novembre 2014
De loin, c'était une si vaste fresque. Si compliquée. Un grand pan d'univers, un monde entier de villes en délire et de créatures incertaines, chimères prisonnières, hideuses et naïves.
Le rêve d'un Jérôme Bosch d'aujourd'hui, grandi dans les cartoons et les jeux vidéo, parqué dans les volières d'une ville en grisaille.
En m'approchant j'ai remarqué les deux trous profonds dans le mur.
Une commande, sans doute, cette fresque.
Mur disgracié
déshabillé
peau de béton
tuyaux profonds
comme canons
à recouvrir
à recrépir
de fantaisie
de couleurs vives.
Mais l'artiste n'avait pas voulu tricher. Il avait dédaigné de masquer les trous et d'embrouiller en trompe-l'oeil nos regards complaisants.
Tant d'autres, à sa place, n'auraient pas résisté.
Beaucoup plus que la fresque, c'est le peintre que j'ai admiré. Le cran qu'il avait eu de travailler si longtemps à son mur, d'en faire un univers complet - d'en faire son univers grouillant et saturé. Et pendant tout ce temps, ces béances, de les savoir là-dedans, et de les y laisser toutes nues toutes brutes et brutales - comme si le vide et le noir avaient été jusqu'au bout nécessaires à la plénitude de son oeuvre.
Parce que, voyez-vous, ce n'est pas seulement une histoire de mur et de béton troué.
Non. C'est toujours comme cela. Il faut, pour qu'une oeuvre, quelle qu'elle soit, prenne son vol, qu'il y ait quelque part une béance, un trou noir, qui à la fois l'attire et la repousse, et qui l'oblige à concentrer ses forces - comme une étoile qui tenterait de fuir - comme un oiseau en cage qui ouvrirait enfin la porte de sa vie.