Au Grand Maître
A Nantes, la pierre a des visages, des centaines de visages. Telle maison arbore des têtes de dieux marins, telle autre affiche des visages d'esclaves, ici on reconnaît des enfants, là des vieillards, des jeunes filles et même quelques monstres innommables mais fort joyeux.
Visages ailés, visages figés, visages alourdis sous le poids des balcons qu'ils supportent, visages heureux, visages qui pleurent, visages qui rient, visages grimaçants, visages souffrants, visages menaçants, visages de méduse, visages de démons, visages d'anges et visages de monstres, visages qui s'envolent, visages vissés en mascarons au-dessus des fenêtres... tous sont différents, comme si les sculpteurs s'étaient ingéniés à inventer chaque fois des personnalités nouvelles, et à représenter au long des rues toute l'humanité avec ses vices, ses rêves et ses dieux. Je ne connais aucune autre ville qui présente ainsi au regard des passants tant de visages taillés dans la pierre, et si vivants.
Parmi tout ce peuple de visages, se remarque, allée Brancas, un visage de fer noir dont on ne voit que le profil de lame - un visage sans face : celui d'un vieil ange de l'Apocalypse qui grimpe pieds nus on ne sait quelle pente terrible, luttant contre le vent de l'au-delà, alourdi par ses ailes. Ses longs cheveux se déploient comme des bouquets de serpents, il tient sa faux à bout de bras, et, son sablier serré au creux de la main gauche, il s'en va à l'assaut.
AU GRAND MAÎTRE, peut-on lire si l'on se tient à son flanc droit, tournant le dos, notez-le bien, à l'ancien cours du fleuve - regardant vers la source et non vers l'estuaire.
C'est une vieille enseigne. Personne ne semble plus savoir qui l'a accrochée là, de quelle boutique étrange de l'ancien quai elle faisait la réclame. Du reste, peu la remarquent et peu s'en préoccupent.
L'essentiel est que le profil de fer soit là, secrètement accordé aux autres visages, à ceux qu'on voit de face.