Bonhomme Sisyphe
On le croise tant de fois chaque jour, ce petit pictogramme qui de panneau en panneau traverse sur les clous, grimpe dans l'ascenseur, s'enfuit par les issues de secours, trie sélectivement ses déchets, évite de nourrir les pigeons, file à l'école en vélo, ou s'évertue à pelleter des cailloux...
Il est curieux, du reste, si l'on y réfléchit, que toute notre humanité si vaste et si variée se résume aujourd'hui partout à cette silhouette noire et disciplinée, toujours la même, de plus en plus stylisée seulement, à mesure que les années passent et que les panneaux se modernisent - si bien qu'on en viendra peut-être bientôt à la réduire à deux traits, 人, comme en japonais, achevant en idéogramme son destin de pictogramme.
Mais à quoi bon insister ? Qui donc perdrait son temps à réfléchir à ce banal chef-d'oeuvre d'humanité banale, partout répandu dans nos rues ?
Seulement voilà, c'était la nuit, et je passais, une fois de plus, devant le bonhomme pictogramme. Vous avez sans doute remarqué à quel point la nuit, en ville, avec ses lumières et ses couleurs inattendues, parvient souvent à conférer la vie aux objets les plus simples, aux images les plus rebattues. Si bien que devant moi, soudain, sur son panneau usé et cabossé, le pictogramme était devenu vivant.
Il travaillait si dur. A l'ancienne. A la pelle. Peinant à remuer ses cailloux pour en tracer sa route.
On ne travaille presque plus de cette façon, pourtant. Et sur les chantiers de nos villes, il y a longtemps qu'on a posé les pelles pour conduire des machines, piloter des grues, programmer des robots.
Qu'importe ? Dans l'imaginaire obstiné des humains, le travail ne saurait être que cela, la vieille lutte du bonhomme Sisyphe contre la matière, contre la motte de glaise, le tas de cailloux ou le rocher. Le combat infini du petit homme qui n'a d'autre alliées que sa pelle et sa peine.
Ainsi, c'était bien lui qui dans la nuit se tenait devant moi : le bonhomme Sisyphe. Humble, anonyme, courageux, acharné. Usé, lacéré, cabossé, fatigué.
Volontaire et si las. Indifférent au monde des machines et des idées en marche. Pour l'éternité seul avec sa tâche, sa pelle, et son tas de cailloux qui ne diminue pas.