Ardan
"Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai dedans."
Michel Ardan, De la Terre à la Lune, Jules Verne
On fêtait aujourd'hui l'anniversaire de Jules Verne, né un 8 février, il y a presque deux-cents ans, dans une maison de l'île Feydeau à Nantes.
Passant rue de l'Héronnière, j'ai levé les yeux, et j'ai croisé soudain le regard bleu de Michel Ardan suspendu dans les airs. Je me suis arrêtée un instant, me demandant ce qu'il pouvait bien penser de ce monde chaotique et moderne qu'il avait après tout, à bord de son obus lunaire, contribué à forger, tant il est vrai que les rêveurs ardents peuvent, seuls, donner à la pauvre raison scientifique et aux ternes pouvoirs de l'argent, la force qui crée et l'élan qui découvre.
Mais des rêves de tous les Ardan d'hier, que reste-t-il ? Ne sont-ils pas finalement devenus cauchemars, ces rêves trop naïfs, maintenant que le monde comme il va ne va plus que bien mal ?
Cric... Crac... voilà que m'entendant il s'est mis à gronder comme un orage, mon Ardan, tout là-haut, secouant son cercle de fer :
"Cauchemars ? ce sont les rêves affaiblis, sans ardeur, détournés aussitôt par la haine, la tyrannie et la cupidité, qui deviennent cauchemars en s'écrasant au sol.
L'humanité façonnée par ses rêves ne peut plus sans danger s'arrêter de rêver. Elle est comme l'obus envoyé dans la nuit, qui ne dépend que de l'élan qui l'envoya vers l'astre.
Vous qui doutez de nos rêves, c'est de rêve que vous manquez, aujourd'hui. Oubliez vos chiffres, vos peurs, votre lucidité, vos experts à tête froide ; défaites-vous de ce réalisme casqué de plomb qui vous entraîne vers la chute. Travaillez de nouveau à rêver. Rêvez encore, rêvez plus fort et rêvez mieux, rêvez ensemble et sans répit ! Mettez-vous en orbite sur l'espoir, demandez la lune à la lune, ne lâchez jamais prise. Soyez cette fusée d'humanité, ce projectile vivant de votre volonté, qu'aucune nuit ne pourra plus dévier..."
Mais j'avais dû rêver moi-même, car au-dessus de moi, dans la lumière pâle et glacée de février, il n'y avait déjà plus que cette vieille statue de bronze aux yeux mangés de vert-de-gris, vestige fatigué d'on ne sait quel hommage oublié, qu'on n'aura sans doute pas avant bien longtemps les moyens de restaurer...