Les reflets
Je m'arrête souvent devant cette vitrine tant elle m'étonne. Cette façon qu'elle a de proclamer haut sa lutte, Antireflets, tandis que toute la ville, son ciel, ses arbres et ses réverbères, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, se reflètent obstinés, immenses, sur le vitrage indifférent... Cette façon qu'elle a de dresser, de la pointe de flèche évidée de son A, contre la marée incessante des reflets déferlant sur la ville, son dérisoire bouclier d'Achille où palpite la rue toute entière...
Antireflets... silencieux, triste appel, inscrit à même le verre en lettres minces et noires comme des insectes morts.
Les villes modernes, où règnent sans partage le verre et le métal, sont emplies de reflets. Par les reflets multipliés de leurs vitrines, de leurs milliers de fenêtres, des carapaces brillantes de leurs automobiles, des parois vitrées de tout leur mobilier urbain, des carrelages et des miroirs étincelants de leurs boutiques, elles s'étirent en tous sens, en hauteur, en largeur, et jusque dans les profondeurs des métros et des escalators, emboîtant des villes dans la ville, et emboîtant encore d'autres villes emboîtées dans ces villes - des milliers et des milliers de villes qui se réfractent et se diffractent et sans fin se métamorphosent - comme sur les lamelles savamment ajustées des kaléidoscopes - comme sur les facettes troubles et mordorées des yeux des mouches. Et dans les appartements remplis de miroirs, de vitres, d'écrans, d'inox luisant, le jeu des reflets se poursuit. Si bien qu'on pourrait aller jusqu'à dire que le monde moderne n'existe qu'à l'état de reflets vertigineux, et sous autant de formes qu'il y a de regards - ou de miroirs - pour capter ces reflets.
Nous vivons sans y penser dans un monde où seul le reflet est certitude.
Dans une galerie des glaces illimitée qui prolonge partout les prestiges réservés autrefois aux palais des plus grands rois.
Qu'on songe simplement à cela : il y a eu, il n'y a pas si longtemps, un monde où le verre était rare, où le métal n'était que grossièrement poli, un monde où les seuls reflets disponibles étaient ceux des océans, des rivières, des flaques, et des puits, voués au ciel, aux arbres, aux bateaux, aux îles, aux fleurs des rives, aux bêtes assoiffées, aux femmes puisant l'eau, aux Ophélies noyées, aux enfants jetant des cailloux. Parfois, aussi, les doux reflets des perles, des diamants ou de l'or faisaient couler le sang.
Il y a eu un monde - tout près du nôtre, c'était encore le monde de nos arrière-grands-parents - si loin du nôtre, car ce n'est plus le nôtre -, où le reflet ne venait aux humains que de l'eau, qui coulait à sa guise et ne bâtissait rien, ou bien des pierreries et des minerais sombrement enfouis dans la terre, dans la mer, qu'il fallait arracher dans la souffrance et la violence.
Un monde où l'on devait se contenter de ce qu'on avait. Imaginer le reste. Ou le dérober comme un Prométhée, comme un conquistador.
La modernité, je crois, a part étroite avec la profusion des reflets. Elle a conquis le pouvoir divin de créer les reflets, et, désormais, fascinée par les reflets, comme un enfant, comme un artiste, comme un roi soleil, comme Dieu lui-même qui fit l'homme à son image, elle les répand sans fin.
Et, partout, cet élan si facile et si clair vers l'infini, mêlé à la grise amertume de la désillusion.