Alimentation café
C'était encore à Chantenay, au coin de cette impasse de la Conserverie, où rouille le passé près des usines mortes.
Blottie dans l'ombre et dans la mousse comme un spectre très las, elle faisait signe encore, de son bout de rideau secoué en mouchoir, la boutique d'avant. Elle aurait tant voulu qu'on tende un peu l'oreille, maintenant qu'on allait la repeindre et la refaire à neuf.
S'adressant dans le vent à la pluie et aux chiens, aux passants, au néant, elle répétait tout bas :
" Ici on faisait halte après l'ouvrage, pour boire un coup de rouge et un verre de courage.
Ici on pesait lentement le beurre et la farine, et trois sous de persil, et dix sous de café.
Ici on buvait sec, à la santé des ouvriers, à l'avenir radieux, et au présent pas bien fameux.
Ici on débitait les jours par tranches épaisses et dures, et le bonheur en petits dés comme lardons à frire.
Ici on médisait et on compatissait, on pleurait la misère et on faisait crédit.
Ici, disait le spectre de sa voix de mémoire, non ce n'était pas mieux, c'était même un peu triste et toujours un peu sale, ça sentait le charbon, le houblon, la ferraille, et aussi la sardine, mais c'était l'existence. Avant. "
Et sans répondre je me suis arrêtée pour regarder passer, par le grand oeil crevé de la vitre brisée, les ombres oubliées de la vie qu'on vivait. Avant.