A Mr Piec
"Alors, je recommence ! Je veux recommencer." (Ionesco, Le Roi se meurt)
Mr Piec - ce n’était pas vous que je venais voir, mais je vous ai rencontré sur mon chemin.
Mr Piec, j’ai vu votre tombe – ou plutôt votre pierre tombale, car vous n’êtes pas mort encore, vous qui pensez si fort à la mort que vous avez déjà commandé le tombeau, et fait graver l’épitaphe.
Mr Piec, sous l’apparent détachement de la maxime, la tristesse de votre épitaphe m’a émue, et j’ai souhaité vous parler.
Mr Piec, d’abord, j’ai observé votre solitude.
Sur cette plaque noire et nue, vous ne vous êtes pas même accordé un prénom. Pas de date pour la mort, bien sûr, mais pas non plus de date de naissance. Rien, aucun ancrage. Rien qui vous rattache à une enfance, à un passé où quelqu'un aurait souhaité votre venue, aurait attendu votre naissance, murmuré votre prénom. Rien que ce nom très bref, Piec, qui n’est pas même de la région, et ce Mr à l'anglaise, large et bien affirmé, qui fait de vous, Mister Piec, le héros flegmatique, à canne et chapeau melon, d’un roman ou d’un film un peu ancien, déjà démodé. Et puis, dans le miroir profond de ce marbre poli que vous avez choisi, le reflet de la fosse où l’on vous allongera, plus tard, bientôt peut-être, se posait déjà, comme l'angoisse qui vous étreint, sous ce "Mr" que vous avez fait souligner d'un fil d'or, pour le souligner à son tour, et à sa façon, d’un épais trait d’ombre. J’ai observé votre solitude, et j’ai salué aussi votre courage à la braver, à afficher jusqu'au seuil du néant, face au néant, ce singulier « mister » qui n’est peut-être après tout qu’un « monsieur », mais qui vous distingue à coup sûr, comme un chapeau anglais, tirant sa révérence, peut se distinguer au milieu d'un champ de croix, dans ce petit cimetière où chacun est identifié par le nom d’une famille bien connue, et couché dans tous ses prénoms comme dans les plis épais des générations écoulées. Puis j’ai lu et - puisque c’est à cela, n’est-ce pas, que vous conviez les badauds pensifs et patients de ce lieu où, évidemment, on a tout son temps – j'ai relu la maxime que vous avez choisie pour vous accompagner, là-bas – là où vous ne voulez pas aller. J’ai aimé, j'ai beaucoup aimé que vous ayez comparé la vie à la musique, et j’ai aimé aussi cette posture d’auditeur que vous avez adopté. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Mister Piec, et ce qui nous sépare est assez important et profond pour que nous y réfléchissions ensemble. Je voulais donc vous dire, Mr Piec, s’il m’est possible de vous parler, que la musique n’est jamais plus belle à entendre que lorsqu'on sait qu'on ne l'écoutera pas deux fois, lors d’un concert par exemple – quand il est certain que les musiciens ne reviendront pas, et qu’il n’y aura pas non plus de CD en vente à la sortie. Elle n’est jamais plus belle que lorsqu’on sait qu’elle va finir, et que l’on prête attention, de toute la vie qui se concentre en nous alors, à chaque mesure, à chaque note, à chaque instrument, à chaque mouvement de la danse du chef d’orchestre, à chaque respiration du tempo, à chaque instant. La vie, pour ma part, voyez-vous, c'est à cela que je voudrais la comparer : à un concert qu’on n’écoute qu’une fois, et qui, de n’exister que si peu de temps, mais dans la perfection, tire tout son prix. Mr Piec, s’il m’était possible de vous donner un conseil, ce serait de ne plus écouter votre vie dans l’amertume d’une impossible deuxième fois, mais de la diriger comme un concert, en veillant à l’intensité et à l'accomplissement de chaque ligne mélodique. Ou alors, comme Nietzsche, de ne songer à tout recommencer qu’à l’identique, dans cet éternel retour qui nous oblige à penser notre passage sur terre comme un tout harmonieux, où chaque jour et chaque heure a sa place nécessaire – andante ou allegro - comme une symphonie à laquelle il n’y aurait rien à retoucher, et qui, des milliers de fois répétée dans l’infini des mondes et des temps, pourtant n’existerait chaque fois qu’une fois. Une seule fois, je vous le répète, Mr Piec. Une seule fois, croyez-moi.
Sur cette plaque noire et nue, vous ne vous êtes pas même accordé un prénom. Pas de date pour la mort, bien sûr, mais pas non plus de date de naissance. Rien, aucun ancrage. Rien qui vous rattache à une enfance, à un passé où quelqu'un aurait souhaité votre venue, aurait attendu votre naissance, murmuré votre prénom. Rien que ce nom très bref, Piec, qui n’est pas même de la région, et ce Mr à l'anglaise, large et bien affirmé, qui fait de vous, Mister Piec, le héros flegmatique, à canne et chapeau melon, d’un roman ou d’un film un peu ancien, déjà démodé. Et puis, dans le miroir profond de ce marbre poli que vous avez choisi, le reflet de la fosse où l’on vous allongera, plus tard, bientôt peut-être, se posait déjà, comme l'angoisse qui vous étreint, sous ce "Mr" que vous avez fait souligner d'un fil d'or, pour le souligner à son tour, et à sa façon, d’un épais trait d’ombre. J’ai observé votre solitude, et j’ai salué aussi votre courage à la braver, à afficher jusqu'au seuil du néant, face au néant, ce singulier « mister » qui n’est peut-être après tout qu’un « monsieur », mais qui vous distingue à coup sûr, comme un chapeau anglais, tirant sa révérence, peut se distinguer au milieu d'un champ de croix, dans ce petit cimetière où chacun est identifié par le nom d’une famille bien connue, et couché dans tous ses prénoms comme dans les plis épais des générations écoulées. Puis j’ai lu et - puisque c’est à cela, n’est-ce pas, que vous conviez les badauds pensifs et patients de ce lieu où, évidemment, on a tout son temps – j'ai relu la maxime que vous avez choisie pour vous accompagner, là-bas – là où vous ne voulez pas aller. J’ai aimé, j'ai beaucoup aimé que vous ayez comparé la vie à la musique, et j’ai aimé aussi cette posture d’auditeur que vous avez adopté. Mais je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous, Mister Piec, et ce qui nous sépare est assez important et profond pour que nous y réfléchissions ensemble. Je voulais donc vous dire, Mr Piec, s’il m’est possible de vous parler, que la musique n’est jamais plus belle à entendre que lorsqu'on sait qu'on ne l'écoutera pas deux fois, lors d’un concert par exemple – quand il est certain que les musiciens ne reviendront pas, et qu’il n’y aura pas non plus de CD en vente à la sortie. Elle n’est jamais plus belle que lorsqu’on sait qu’elle va finir, et que l’on prête attention, de toute la vie qui se concentre en nous alors, à chaque mesure, à chaque note, à chaque instrument, à chaque mouvement de la danse du chef d’orchestre, à chaque respiration du tempo, à chaque instant. La vie, pour ma part, voyez-vous, c'est à cela que je voudrais la comparer : à un concert qu’on n’écoute qu’une fois, et qui, de n’exister que si peu de temps, mais dans la perfection, tire tout son prix. Mr Piec, s’il m’était possible de vous donner un conseil, ce serait de ne plus écouter votre vie dans l’amertume d’une impossible deuxième fois, mais de la diriger comme un concert, en veillant à l’intensité et à l'accomplissement de chaque ligne mélodique. Ou alors, comme Nietzsche, de ne songer à tout recommencer qu’à l’identique, dans cet éternel retour qui nous oblige à penser notre passage sur terre comme un tout harmonieux, où chaque jour et chaque heure a sa place nécessaire – andante ou allegro - comme une symphonie à laquelle il n’y aurait rien à retoucher, et qui, des milliers de fois répétée dans l’infini des mondes et des temps, pourtant n’existerait chaque fois qu’une fois. Une seule fois, je vous le répète, Mr Piec. Une seule fois, croyez-moi.