A la vente Julien Gracq
A la vente Julien Gracq, chez Couton et Veyrac, qu'aurais-je pu acheter ?
Le lot 349 avec son jeu d'échecs de marque "chessmen", photographié pour le catalogue près d'un paquet de cigarettes Gauloises et d'un briquet ?
Cette horloge ornée de scènes de labour, d'anges et de bouquets de fleurs ?
Ce Pont fantastique gravé par John Howe, lot 222, dont les piles de bois, redevenues arbres escaladent les nuages comme des félins agiles ? Ou ces Courges débordant d'un jardin de balcon pour envahir la ville, imaginées en 1983 par Erik Desmazières, lot 224 ?
Plutôt, peut-être, ce morceau de carton muni d'une ficelle, que le vieux Louis Poirier accrochait à sa porte lorsqu'il sortait acheter une baguette à la boulangerie, ou faire un bout de promenade sur les rives de Loire, rue du Grenier-à-sel, ce morceau de carton qui prend des allures surnaturelles lorsqu'on y lit ces quelques mots soigneusement écrits d'une belle ronde : "Je reviens dans quelques minutes" ?
Revenir, qui sait ? Il est peut-être revenu cet après-midi de novembre où on a dispersé tous ses biens rue de la Miséricorde, tout près du cimetière où il a quelques bons amis, copains de lycée ou de régiment.
On a dit que cette vente était honteuse et misérable, mais moi, je crois que ça ne lui a pas forcément déplu de voir ainsi sa vie mise à nu finir en vanité, la pendule près du jeu d'échecs, le paquet de cigarettes avec les lettres d'André Breton et les cadeaux d'amis célèbres, le carton à ficelle avec les coupures de journaux flatteuses qui avaient si longtemps fait sa fierté - et le pont fantastique pour s'en aller plus haut. Peut-être était-ce lui, dans la salle, au dernier rang, ce vieux monsieur silencieux et solitaire, qui regardait sans enchérir, souriant quelquefois d'un air entendu.
Il fallait bien que tout parte, puisqu'il était mort. Tout est parti. 800.000 euros a-t-on dit, le prix d'une vie d'homme célèbre... c'est dire le peu de prix des autres.
Qu'aurais-je pu acheter ? Ce qui se vendait là n'était pas de ce qu'on peut acheter. Et ce que j'aurais voulu acheter ne se vendait pas là. Je n'ai rien acheté à la vente Julien Gracq.
Un peu plus tard pourtant, chez un bouquiniste qui s'était porté acquéreur du lot 402 ("ouvrages artistiques divers"), j'ai trouvé un livre tamponné de rouge Nantes 12 XII 2008 Vente Julien Gracq Couton et Veyrac. C'est un livre d'art qui s'intitule Joachim Patinir, d'Henrik Stangerup, paru aux éditions Flohic en 1992. Un livre qui a appartenu à Louis Poirier. Je l'ai imaginé flânant dans une librairie parisienne, séduit par la peinture de Patinir, achetant le livre. Son pouce avait marqué les pages d'un creux léger sur le papier.
C'est ainsi que j'ai finalement acheté quelque chose à la vente Julien Gracq. Un livre sur Patinir, peintre que j'ai toujours admiré, et dont je ne suis pas surprise que Julien Gracq et Louis Poirier tous les deux l'aient aimé.
Guidée par la trace légère de la main de Louis Poirier sur le papier glacé, je me suis arrêtée page 23, où le pouce s'est appuyé, et où se trouve la reproduction du plus mystérieux des tableaux de Patinir, le Passage du Styx du Musée du Prado, qui représente le voyage vers la mort, dans toute sa beauté paisible et bleue de crépuscule et dans toute son angoisse - les anges d'un côté, sur le rivage clair où fleurit la foi - les diables de l'autre, sur le rivage de nos doutes, affairés à brûler et à dévorer. Au centre, Charon rame debout, lentement, les yeux perdus, conduisant dans sa barque l'âme minuscule et nue d'un mort-enfant à tête de vieillard. L'âme en tremblant regarde l'enfer qui menace, tandis que les anges appellent, de l'autre côté, vers le rivage où serpente une rivière étroite. Devant Charon le fleuve pourtant semble poursuivre son cours tranquille, vers d'autres rivages et d'autres affluents. Et on ne sait vers où le Passeur finalement fera pencher sa rame, on ne sait même pas si ce voyage s'achèvera, si la mort ne pourrait pas être seulement cela, cette errance d'une âme nue, dans la paix du couchant, entre deux rives, remontant des fleuves bleus et des gorges boisées, plus loin que la foi et plus loin que le doute, sur l'eau qui, inépuisablement, ouvre les chemins, jusqu'aux affluents.
S'il revient, dans quelques minutes et pour toujours, ce ne pourra qu'être là, ai-je pensé, dans la barque lente et silencieuse, ombre diaphane et nue, sur ce fleuve du temps, et vers ces eaux étroites, qu'il lui faut remonter.
Et j'ai laissé le livre ouvert, page 23, sur le Passage du Styx.
(20 décembre 2008)