A la terrasse
Je photographiais, hésitant, recommençant, avec l'impression de toujours me tromper, cherchant le cadrage le plus approprié, l'exposition la plus juste, la perspective la plus nette ou au contraire la plus troublante, à moins que ce ne soit la plus naturelle... Je photographiais, donc, à Trentemoult où les hasards d'un après-midi de beau temps m'avait conduite, cette fenêtre "à la terrasse"...
...quand derrière moi, j'ai entendu quelqu'un s'exclamer :
— Ça alors, c'est incroyable ! Derrière la fenêtre... là, vous avez vu ? J'ai toujours cru que c'était un dessin ! Et je viens de me rendre compte que c'est une sculpture !... C'est incroyable... j'ai toujours cru que c'était un dessin, pendant des années... dire que je viens juste de comprendre !...
En effet le soleil d'après-midi accentuait les ombres et ne pouvait laisser aucun doute : la femme à la fenêtre était bien un personnage en trois dimensions, probablement sculpté dans le bois.
Le vieil homme qui m'avait interpellée continuait à manifester sa surprise : "...C'est incroyable... pendant des années... " Puis, brusquement gêné, il est parti, aussi rapidement qu'il était apparu dans mon dos : "Excusez-moi de vous avoir dérangée..."
Dérangée ? Oui, d'une certaine façon il m'avait dérangée, m'obligeant à quitter mes calculs maladroits et stériles sur le cadrage, la lumière et la perspective, pour une toute autre réflexion, sur la photographie elle-même.
Il arrive souvent que les gens m'interpellent, quand je photographie leur cadre quotidien, alors que pour ma part je ne songe jamais à leur parler. Une indiscrétion qui répond à la mienne, évidemment - car il n'y a rien de plus inquisiteur qu'une photographie. Mais la surprise du vieil homme avait naïvement mis l'accent sur autre chose, quelque chose de bien plus important : la façon dont notre regard hésite, se dirige et s'égare, créant et recréant le monde à la faveur d'infimes cheminements. Ainsi, mon interlocuteur avait brusquement vu là-haut la sculpture, au lieu du dessin, parce que ma présence "regardante" l'avait amené à la regarder autrement, suivant comme une piste un regard étranger. Mon appareil hésitant, braqué sans certitudes sur la fenêtre familière, avait guidé ses propres hésitations. Et il avait commencé à "voir" ce que jusqu'alors il n'avait jamais vu : les ombres, les arêtes et les arrondis d'un corps en volume.... Un jour, peut-être, un autre photographe, un autre rayon de soleil, un grain de joie ou un orage de douleur, l'amèneront à voir encore là-haut, comme sur une île sans fin cartographiée, d'autres motifs, d'autres images d'un réel incertain. Car regarder, c'est une aventure toujours recommencée, une exploration difficile, une indécise navigation dans le monde flottant des apparences, qui est notre seule vérité.
Finalement, j'ai fait en quittant Trentemoult cette photo toute simple, essayant simplement de noter ce que j'avais vu - ou cru voir, "à la terrasse" où s'était un moment reposé mon regard, à l'auberge du temps qui passe.
Ce qui m'intéresse vraiment dans l'art difficile de la photographie, dont sans doute je ne maîtriserai jamais les arcanes, ce ne sont pas les règles, ce n'est pas d'atteindre on ne sait quelle perfection, non, même si rien de cela ne m'est indifférent. Ce qui m'intéresse vraiment, ce qui me fascine, c'est cette impression de poursuivre, très lentement, maladroitement, un long voyage d'exploration, avec mon modeste "appareil" pour seule boussole et pour seul gouvernail – d'appareiller pour le monde le plus proche, comme je partirais pour le lointain.