Des rats dans les murs
Enseigne du "Rat goutteux" allée Penthièvre - cours des Cinquante-Otages (à l'emplacement d'un ancien magasin de tissus).
"Des rats, des rats dans les murs..." (Lovecraft)
Dans le tramway, une jeune fille téléphone - et j'entends ces paroles bizarres : "D'habitude je vais déjeuner chez Suzanne, mais aujourd'hui je n'irai pas...je n'ai pas envie de manger avec un rat... "
Le tramway, que je prends tous les jours, est décidément l'endroit le plus étrange du monde. Est-il possible que cette Suzanne soit un rat louant quelque part dans la ville un appartement ? Ou bien dois-je comprendre qu'un rat s'est installé chez elle ? - la crise du logement, dure aux hommes, l'est aussi pour les rats sans doute. On sait que les rats vivent à côté des citadins, dans les mêmes rues, les mêmes immeubles, et qu'ils s'approvisionnent aux mêmes épiceries, aux mêmes boulangeries, fréquentant les mêmes fastfoods et les mêmes bistrots, recourant aux mêmes égouts, aux mêmes bennes à ordures. Les rats sont la preuve de la civilisation, tous les archéologues vous le confirmeront. La preuve par l'envers, en quelque sorte. Dans chaque ville, ai-je appris dans je ne sais plus quel livre, vivent au moins autant, et même souvent bien plus de rats que d'humains. Il suffirait pour les voir de regarder entre les interstices des trottoirs, sous les tables, derrière les rideaux, dans les placards, au fond des poubelles, au creux des armoires. En fait, si nous ne les voyons pas, c'est parce que nous préférons les ignorer. La ville est emplie de rats, il faut l'admettre en toute lucidité. Dans les tours du château des Ducs, dans les caves de l'île Feydeau, sur les balcons des immeubles chics des rives d'Erdre, dans les bureaux de l'Hôtel de ville, sous la pendule de la Cigale, dans les parkings de la Tour de Bretagne, partout, des rats, des rats, des rats. Des rats assis qui bavardent, des rats goutteux qui vendent du tissu dans des boutiques renommées, des rats qui courent en tout sens, débordés de travail, des rats penchés sur des dossiers et sur des livres, des rats peinant sur des écrans d'ordinateurs, des rats misérables que la faim jette dans les rues, des ombres de rats affalées sur les trottoirs, et des rats pansus bien nourris chez Suzanne, prenant l'apéritif à l'heure du déjeuner. Comme nous tous acharnés à survivre, à ronger leur frein, à faire leur trou, à se caser au mieux. Une ville de rats dans la ville des hommes. Admettons-le une bonne fois, il le faut bien.
La jeune fille qui téléphonait est descendue soudain, et voilà que s'assied à sa place un passager tenant une boîte fermée. Un être affolé s'agite et crisse à l'intérieur. J'aperçois ses yeux perçants par les trous ménagés sur le dessus - c'est... non...! est-ce vraiment... ? - Et ce type au regard aigu, devant moi, qui tient la boîte sur ses genoux... cette moustache fine, ces lèvres palpitantes... et cet air d'avoir faim, d'être prêt à tout avaler... c'est... oui, je crois, je crois bien que c'est...que c'est lui... le rat... le rat de Suzanne !