Je l'ai d'abord aperçu sur l'étang, nageant en souverain, tête haute, unique et solitaire, irradiant l'obscur comme une nuit des antipodes...
Un cygne noir ! Merveille ! Je n'en avais encore jamais vu... sans doute n'en reverrais-je plus jamais...
Quand j'ai voulu m'approcher pour le photographier, il avait déjà quitté son étang. Volaille du rivage, il se dandinait parmi ses camarades les chevaux et les foulques et les beaux cygnes blancs, et les vilains petits canards qui deviendraient des cygnes aussi lumineux qu'il était ténébreux...
Sur son chemin de terre, il musardait, il s'épouillait, il grattait l'herbe et se mêlait à la foule caquetante, insoucieux de sa grâce, en oiseau qu'il était. Il vivait sa vie d'enfant du bon Dieu comme un canard sauvage, et il avait si bien perdu sa majesté qu'on aurait pu le prendre pour un dindon égaré.
J'ai cru m'être trompée... ou qu'il m'avait trompée. Je l'ai laissé pour m'en aller plus loin, faire le portrait d'un oiseau cabotin.
Mais lui, comment l'aurait-il su, qu'il était le cygne noir ? Personne autour de lui ne s'en était jamais douté. Et s'il aimait, tout comme un autre, flâner sur son sentier de boue, c'est qu'il était, autant que cygne noir, un oiseau sous le ciel.
La merveille, n'est-ce pas que la merveille soit si simple souvent, si ordinairement revêtue des plumes du banal et de l'insignifiance, que nous pourrions, passant tout auprès d'elle sur l'un de ces chemins bien balisés de points d'admiration que nous suivons si volontiers, la mépriser ?
En lisant, tout à l'heure, devant la porte du fleuriste : Demain : Saint : Amour, je me suis souvenue.
Ma grand-mère était née le 9 août, jour de la saint Amour.
Mon grand-père quant à lui était du 13 septembre, jour de la saint Aimé.
La coïncidence était merveilleuse, et ma grand-mère, chaque 9 août, la rappelait en riant. Amour aimé. Aimé d'amour. Ils étaient nés l'un pour l'autre...
J'en étais sûre, enfant, comme j'étais sûre que chacun de ces adultes qui m'entourait se tenait à la place exacte que le destin lui avait fixé, né pour être ce qu'il était, et rien d'autre à jamais, dans un monde clair et stable comme l'éternité.
Puis mon grand-père est mort. Le monde a vacillé. Amour avait perdu son aimé. Aimé n'était plus le soutien d'Amour. Bientôt Amour allait tomber dans les ténèbres, tout près d'Aimé, qui s'effaçait déjà. Et nous petits enfants sur la scène d'Amour danserions à notre tour notre léger pas d'ombres, pour que d'autres encore nous suivent et nous survivent, et se changent en ombres, et renaissent en Aimés...
Amour... Aimé, vous étiez nés l'un pour l'autre, et nés aussi pour ceux qui de vous se souviennent. Et nés encore pour ceux qui de vous ne pourront jamais se souvenir. Pour que tout continue, et que rien ne demeure. Saint Aimé... saint Amour...
Cela n'a aucun sens. Rien d'autre n'a de sens.
C'était, dans la belle église de Pont-Croix, un brave ange de bois, fraîchement repeint, qui veillait sur le choeur.
On lui avait attaché les ailes sur une barre d'épais métal. Et la peinture dorée faisait luire dans son dos les vieux clous rajeunis. C'est si lourd à porter, des ailes en bois divin... et à remuer donc... ça fatigue à la longue, ça pourrait basculer, il y faut de bons clous bien solides.
Or cet ange était sage, et il voulait durer : pour ne pas s'écrouler, dans son ciel étoilé il voletait cerclé comme un tonneau d'en-bas.
Ma foi, je vous le dis en vérité, si vous voulez voler longtemps dans votre coin de ciel, attachez bien vos ailes avec les clous de fer de la réalité.
Peut-être que son fils, au fond, avait eu raison de la mettre en garde... ce n'était pas prudent, cette idée de chambre d'hôte. On ne savait jamais qui pouvait débarquer, à l'improviste, qui pouvait faire irruption, soudain, dans la grande maison trop belle où elle vivait seule. [...]
Suite du récit à lire sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
"Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large."
Herman Melville, Moby Dick
C'était de toute évidence un ancien corbillard devenu camping-car.
Pas facile de dormir là-dedans, on s'en doute.
Alors le propriétaire avait écrit sur la page noire un texte tout blanc d'écume et d'embruns, qu'il avait emprunté à Melville.
C'est ainsi qu'il avait pris le large, lui qui dormait aussi à l'étroit dans sa couchette qu'un naufragé dans son cercueil.
Avec ses vagues de mots, il avait transformé son fourgon funéraire en vaisseau fantôme, et ses funèbres pompes en pompeuse épopée.
Il nous faisait la leçon à tous, badauds qui nous arrêtions pour déchiffrer sa prose.
Les mots ont le pouvoir de changer les corbillards en baleinières.
Les mots ont le pouvoir de changer les citrouilles en carrosses.
Les mots ont le pouvoir de changer les heures noires en romans.
Les mots ont le pouvoir de changer les baleines en démons.
Les mots ont le pouvoir de changer les marins en géants.
Les mots ont le pouvoir de changer les badauds en poètes.
Les mots ont le pouvoir de changer le monde - le monde entier - en mots.
Tant va l'espoir à l'eau qu'il se lasse à la fin.
A remonter la pente s'épuise le marin,
Mais rien ne vaut l'espoir qui vraiment ne vaut rien
Que l'effort qui sans fin le porte et l'entretient.
(Sagesse des nations)
C'était drôle et un peu triste, ce passant fatigué traînant sa barque Espoir comme un fardeau trop lourd, bien décidé pourtant à ne pas renoncer.
Qui ne va comme lui, tirant par sa longe en peinant l'espoir le bel espoir, l'espoir fourbu qui devait le porter sur les flots ? Barque de somme et canot de Sisyphe, coque des Danaïdes aussi vide que lourde, si souvent échouée au rivage boueux de la désillusion. Mais l'unique navire qui puisse aller là-bas. Mais l'unique vaisseau vers l'horizon qui fuit.
Il était dans les bois de La Brosse avec le patron quand ça avait commencé.
Là-bas, tout près, très loin, il n'était pas très sûr. Un drôle de bruit, comme des bûcherons qui auraient jeté la hache sans répit, un vacarme sourd et pressé qui inquiétait.
Il posa sa hache. Écouta.
Cela venait de partout. De Châteauneuf et de Saint-Denis. De Saint-Martin et de Germigny, et même de l'autre rive de la Loire.
Les cloches.
Elles sonnaient sans s'arrêter, toutes ensemble, au rythme fou d'un forestier enragé [...]
Suite du récit à lire sur mon blog de nouvelles cheminderonde.wordpress.com
Confort-Meilars - Roue à carillon de l'église Notre-Dame de Comfort
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Saint Tupetu de Tu-pe-tu !
C'est [...] une petite chapelle à saint Tupetu. (En breton : D'un côté ou de l'autre.)
Une fois l'an, les croyants – fatalistes chrétiens – s'y rendent en pèlerinage, afin d'obtenir, par l'entremise du Saint, le dénoûment fatal de toute affaire nouée : la délivrance d'un malade tenace ou d'une vache pleine ; ou, tout au moins, quelque signe de l'avenir : tel que c'est écrit là-haut. – Puisque cela doit être, autant que cela soit de suite... d'un côté ou de l'autre – Tu-pe-tu.
L'oracle fonctionne pendant la grand'messe : l'officiant fait faire, pour chacun, un tour à la Roulette-de-chance, grand cercle en bois fixé à la voûte et manœuvré par une longue corde que Tupetu tient lui-même dans sa main de granit. La roue, garnie de clochettes, tourne en carillonnant ; son point d'arrêt présage l'arrêt du destin : – D'un côté ou de l'autre.
Et chacun s'en va comme il est venu, quitte à revenir l'an prochain... Tu-pe-tu finit fatalement par avoir son effet.
Il est, dans la vieille Armorique,
Un saint – des saints le plus pointu –
Pointu comme un clocher gothique
Et comme son nom : Tupetu.
Son petit clocheton de pierre
Semble prêt à changer de bout...
Il lui faut, pour tenir debout,
Beaucoup de foi... beaucoup de lierre...
Et, dans sa chapelle ouverte, entre
– Tête ou pieds – tout franc Breton
Pour lui tâter l'œuf dans le ventre,
L'œuf du destin : C'est oui ? – c'est non ?
– Plus fort que sainte Cunégonde
Ou Cucugnan de Quilbignon...
Petit prophète au pauvre monde,
Saint de la veine ou du guignon,
Il tient sa Roulette-de-chance
Qu'il vous fait aller pour cinq sous ;
Ça dit bien, mieux qu'une balance,
Si l'on est dessus ou dessous.
C'est la roulette sans pareille,
Et les grelots qui sont parmi
Vont, là-haut, chatouiller l'oreille
Du coquin de Sort endormi.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
A Confort-Meilars, j'ai rencontré la roue de saint Tupetu. Celle qui rendait la parole aux enfants muets, et exauçait les voeux murmurés par les humbles.
Comme une femme d'autrefois, j'ai tiré la chaîne avec foi. Tout au-dessus de moi, elle a grelotté douze fois. Douze notes de bois, douze grains de noroît, douze vents de suroît, et douze sous de bon aloi.
Alors j'ai murmuré cette prière :
"Saint Tupetu, toi qui peux tout,
toi qui fais parler les muets
et entendre les sourds,
accorde-moi, je t'en supplie,
non le don de parole,
mais le don de cette parole qui vaut mieux que le silence."
Saint Tupetu s'est tu. La roue s'est arrêtée.
Sur quel cran du destin ? De ce côté ou bien de l'autre ? L'ombre seule le savait, l'ombre semée d'étoiles et tachetée de rouille qui tourne tout là-haut.
Je suis sortie sans bruit de l'église endormie. Et je crois bien qu'il souriait dans son coin, un peu jaune de teint, et si maigri d'amour, parmi les saints de bois naïf, le vieux Tristan.