Passant rue Kervégan, je me suis souvenue de cet incendie, la semaine passée, dont on avait parlé dans les journaux. Et de ces précisions qui m'avaient émue : c'était un peintre qui vivait dans l'appartement incendié, et toutes ses oeuvres avaient été détruites. J'avais imaginé en lisant cela l'immense, l'inconsolable douleur de l'artiste.
Un mendiant se tenait devant la maison dévastée, et répondait aux questions des passants. On voit de tels mendiants dans bien des tragédies. Celui-ci était boiteux et porteur de béquilles, ainsi que l'exigent les mythes. Tranquille et souverain, il avait l'air de tout savoir, et, du bout moucheté de l'une de ses béquilles d'acier, désignait en parlant la porte endeuillée et noircie, comme l'ange de la peste, autrefois, aurait lancé sa flèche.
J'ai pensé à ces millions d'oeuvres détruites dans l'immense brasier des siècles écoulés. A la cendre glacée de l'oubli. Au nombre infime des chefs-d'oeuvre qui ont pu parvenir jusqu'à nous. A l'irréparable désastre de tant d'espoirs à jamais effacés. Aux merveilles égarées, aux trésors consumés. Et à ces perles rares, aussi, roulant dans l'incendie, solitaires et fragiles, et sauvées cependant, et grandissant sans fin, à la flamme du temps, pour devenir des phares.
Et je me suis demandé si c'était vraiment lui, le mendiant, celui qui choisissait. Car enfin, il faut bien qu'il y ait, quelque part, un juge impitoyable, un ange clairvoyant, un fou vaticinant, un dieu féroce ou sage - quelqu'un enfin, qui passe et qui désigne, qui fouille dans les braises, qui pèse et qui choisit...
Derrière les grilles, il y a ceux qui marchent silencieux dans les allées tracées, évitant de poser leurs regards sur les portes murées. Et ceux qui hurlent leurs noms de fous en lettres hautes et flambantes, pour barrer le passage au désespoir qui frappe, à grands coups de bélier, aux parois de leur coeur. Et puis tous ceux encore qui s'assoient dans la boue, la tête entre les mains, boxeurs déjà vaincus du combat qu'on leur a refusé.
Partout les vieux châteaux s'écroulent. Permis de démolir.
Partout Babel grandit sur les gravats, sans plus savoir de quel ciel elle était le pilier, sans plus savoir de quel dieu elle était le palais, portes et fenêtres à jamais closes sur les rêves écroulés. Plans égarés depuis que le progrès, cet architecte désinvolte, a pris la fuite avec la clé.
Ce qu'il faudrait, c'est trouver là-dedans un petit sentier de traverse, encore fleuri de violettes et de mésanges bleues, qui conduirait vers le bonheur. Ou bien un balcon sur la mer, pavé de sable et de coquillages comme un chemin de petit Poucet.
Et on le trouvera.
On m'avait dit qu'il habitait dans cette rue où je passe tous les jours. On me l'avait dit mais je ne le croyais pas. Car c'est un écrivain que j'admire. Comment un écrivain que j'admire pourrait-il emprunter le même trottoir que moi, comment pourrait-il s'affronter au même horizon barré d'immeubles sombres, et regarder passer dans le ciel vide les mêmes nuages gris ? Donc, je savais qu'il habitait là mais je n'y croyais pas.
Mais voilà, hier après-midi...
...je passais dans la rue comme chaque jour, lorsque j'ai vu le facteur se pencher vers un interphone. Il a appelé : "Monsieur Michon ? J'ai déposé un paquet pour vous dans le hall... "
J'ai entendu une vois grésiller dans l'interphone. Je ne sais pas ce que monsieur Michon a répondu, mais il avait l'air embarrassé par le cadeau du facteur, qui a insisté : "Vaut peut-être mieux pas le laisser là..." A nouveau la voix a grésillé, à l'autre bout de l'interphone, venue de la pièce où se trouvait monsieur Michon. Le facteur a dû être rassuré cette fois, car il a repris son chemin, sur son grand vélo noir chargé de lettres et de paquets.
Pas de doute, l'écrivain que j'admire habite dans cette rue où je passe tous les jours, il reçoit des paquets qui l'encombrent, sa voix grésille dans l'interphone d'un hall d'immeuble, il est monsieur Michon pour son facteur et pour son boulanger. Banale est sa vie, banale est sa rue, banal est son nom. Son oeuvre seule n'est pas banale. Et c'est là justement la seule chose que l'on doive admirer : que dans le carton des jours ordinaires il ait su découper sa couronne et la repeindre à l'or. On dit que Verlaine, devenu vieux, avait ainsi acheté un pot de peinture dorée, dont il avait repeint pour se distraire son mobilier de pauvre.
Le roi vient quand il veut, il se promène sur les trottoirs crottés, récupère des cageots pour y poser ses livres, bavarde avec l'interphone qui rouspète et crachote, et reçoit pour Noël des paquets emballés de papier kraft. Peut-être même s'en va-t-il boire un coup, parfois, sur son vélo de facteur, au café des poètes.
Bonjour monsieur Courbet. Bonjour monsieur Gauguin.... Bonjour monsieur Michon.
C'est l'heure où le couchant se penche aux rives frissonnantes, où la rivière se creuse un chemin d'or et d'ombre aux grands bois de la nuit.
Soudain il y a cet instant juste un instant, quand la mouette rêveuse entre dans la lumière et se trempe au soleil.
Puis glisse sans regret, silhouette si frêle, vers ce noir où s'efface tout ce qui sur l'eau passe.
Et le flot se referme comme un grand oeil ridé.
S'égarer place Viarme sur le marché des brocanteurs, c'est faire un parcours bien étrange.
Plonger ses mains profanes dans le carton crevé où agonise en un petit tas de photos passées ce qui fut l'existence de Marie-Josèphe Augustine.
Regarder se mêler aux feuilles de l'automne les toiles méprisées par la postérité, et les voir rayonner, dans leur coin d'ombre, d'un doux éclat tranquille.
S'étonner de retrouver, heureux et bavardant, posés près d'un fourgon tagué, les deux éléphants de bois, symboles d'éternité, qui ornaient le cosy depuis longtemps disparu de mes grands-parents. Remarquer le mot DREAM, sur la paroi souillée de la camionnette, écrit en lettres rouges qui bavent comme on pleure, et s'étonner encore.
Méditer devant la naïve et vermeilleuse assiette où se célèbrent, en décalcomanies de roses tendres et vers luisants de mirliton, quarante-cinq ans d'amour à jamais ternis par la mort.
Saluer au passage le beau Christ solitaire égaré au pique-nique des jardins de Brahma. S'amuser de cette (S)Cène incongrue. Se souvenir d'avoir vu chez le même brocanteur, posé sur la même table, un grand buste du général de Gaulle, entouré d'une foule de tasses à café et d'assiettes à dessert.
Compter les trois reflets de la poupée qui danse dans le rose, multiple et immobile, sur son unique pointe, avant que ne se ferme la boîte aux illusions.
S'égarer chez les brocanteurs, c'est triste et c'est cocasse. C'est parcourir en promeneur un grand tableau de vanité baroque, en savourant toute l'insolence d'une oeuvre de Duchamp. C'est traverser un grand cimetière des illusions et se laisser entraîner dans un vaste happening.
Et puis, en s'en allant, on ne peut s'empêcher de jeter un dernier coup d'oeil sur l'étiquette effacée d'une malle qui bâille. A grand peine on déchiffre les mots pâlis et déchirés :
"Final destination". Sans doute la seule morale à tirer du voyage.
Au Jardin des Plantes, que je traverse presque tous les jours depuis plus de vingt ans, j'ai toujours cru qu'il n'y avait qu'un arbre aux kakis. Ce n'est que cet après-midi que j'ai découvert qu'il y en avait en réalité deux.
Je connaissais le grand et vieux plaqueminier solitaire qu'on aperçoit de la rue. Mais ce jeune arbre, jonglant de tous ses bras de Shiva avec ses fruits colorés, ce jeune arbre devant lequel j'étais passée des milliers de fois, je le voyais pour la première fois.
C'est qu'on avait planté dans l'herbe, pour égayer l'hiver, des fleurs de papier coloré. C'est que le jour était trempé de brume. C'est que mon oeil avait cheminé, fuyant le gris pour suivre en bas la piste des fleurs bariolées, jusqu'aux fruits tout là-haut qui rayonnaient dans l'ombre. Empruntant cette route nouvelle que la couleur lui proposait, mon regard paresseux avait enfin remarqué les kakis, que jusque-là il ne distinguait pas dans leur bosquet terne et confus.
Ce n'est pas l'oeil qui voit, c'est l'esprit. Et ce qu'il parvient à distinguer du monde il ne le distingue que parce qu'il a suivi le cheminement qui le lui permettait. D'où vient qu'il y a tant de choses que nul ne voit et qui sont pourtant sans doute parfaitement visibles : mais le chemin si simple qui pourrait y conduire nos regards n'a pas encore été tracé à nos esprits routiniers.
Les grands artistes, les grands découvreurs, ce sont justement les jardiniers de la pensée, qui plantent aux allées mornes de l'habitude les fleurs nouvelles et si vives de leur savoir ou de leur fantaisie, ouvrant à nos regards ces clairs chemins qui pourront le conduire un peu plus haut.
Rue d'Orléans, hier soir, il faisait sombre, il faisait froid.
L'un portait un escabeau taché de peinture et de plâtre, l'autre, chaussé de bottes épaisses, portait des sacs bien lourds qui le faisaient tenir voûté. Ils écoutaient, immobiles, avec une extrême attention, le jeune homme emporté dans une chanson passionnée que peut-être ils lui avaient spécialement demandée.
Deux ouvriers fatigués revenant du travail, écoutant en seigneurs le musicien qui jouait pour eux seuls.
Un étudiant venu le soir en vélo récolter quelque argent, avant de regagner sa chambre, heureux d'avoir trouvé un public, et qui voyait sur cet humble trottoir la scène illuminée de ses rêves exaltés.
On était presque à Noël. Et ces trois hommes réunis par la pauvreté et par la musique, pour quelques minutes de luxe et de joie, c'était, dans la rue glacée de décembre, comme un miracle paisible.
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Cette vieille carte postale, je l'ai trouvée hier, au vide-grenier des "cartophiles"... Une vue du château de Vendôme, sur un étal de Nantes... c'était tellement inattendu, cela remuait tant de choses oubliées...
On lisait au verso ce message laconique et tragique :
Sur la photographie la vieille ruine, perchée sur cette butte qu'à Vendôme on appelle "la Montagne", semblait grise et lugubre derrière son rideau d'arbres sombres – sombres comme la crise comme la guerre comme la haine comme l'angoisse de cette année 33.
Dans ce donjon herbeux à demi écroulé, j'ai vu, enfant, au temps où la visite était encore possible, d'affreuses oubliettes qui m'ont valu bien des nuits hantées. Je crois même, en y réfléchissant, que c'est là, précisément là, que j'ai découvert le mal. Devant ce trou profond et noir. Quand j'ai compris qu'on y jetait des hommes tout vivants.
Affaires mauvaises. Bons baisers de l'été 33. Il avait dû le trouver sinistre, le vieux château là-haut, au jour mauvais des affaires mauvaises, celui qui avait écrit ces mots. Une larme semblait avoir roulé sur le carton taché d'humidité. Versée là-bas sans doute, rue Alfred de Musset à Nantes, où le facteur avait porté le message.
Je l'aimais bien, pourtant, cette haute ruine échevelée de corneilles et de lierre, quand je grimpais l'été sur la Montagne, faisant rouler sous mes pieds d'écolière des cailloux de craie poussiéreuse. Elle était gaie alors, légère et bienveillante, crénelée de nuages très blancs, sous l'ombre bleue du ciel, aux vacances immenses.
Ombres et lumières dorment ensemble tête-bêche au fond de nos mémoires, ces vieux donjons ruinés.
Il y a là-dedans de longs souterrains noirs qu'il faudrait songer à murer. Et des pentes heureuses qu'on voudrait regravir en rêvant.
J'ai acheté la carte postale.
Cela n'avait aucun rapport. "Absolument aucun rapport." Elle était tellement irrationnelle. "Toujours dans l'analogie, dans la pensée magique...". Cela n'avait absolument aucun rapport, évidemment, mais elle avait pensé à Christian.
Il avait dû lire l'article, lui aussi. [...]
Suite du récit sur mon blog de récits et nouvelles : cheminderonde.wordpress.com
Il l'avait écrasée sous ses souliers d'automne, il avait poursuivi son chemin vers l'hiver, nous laissant son empreinte sur ce bout de trottoir.
Il marche à pas de feuilles, le temps, et des fossiles d'ombres se posent en silence aux pages de nos vies comme au creux de l'herbier.