La première chose qu'elle vit en descendant du car, place du Cirque, ce fut l'homme - enfin ce qu'il fallait bien appeler un homme. Une forme immobile, couchée sur le dos, posée sur un banc de granit sombre et lisse [...]
Suite du récit sur mon blog cheminderonde.wordpress.com
Une clôture
C'était si surprenant, en s'approchant de la haute clôture qui de loin paraissait solide et imprenable, de s'apercevoir qu'elle était faite en réalité de deux jeux de poteaux mal équarris et posés là sans soin, l'un au-dessus de l'autre, tout juste solidarisés par une barre de fer et un filet de grillage grossier. Si bien qu'un vide béant séparait les morceaux de bois que nul n'avait pris le temps d'unir et d'ajuster. Certains piquets malgré tout paraissaient essayer encore de se rejoindre, cherchant la droite ligne d'harmonie. D'autres avaient renoncé tout à fait et commençaient à pencher, solitaires. C'était plein de lumières et d'ombres, désinvolte et meurtri d'échardes. On se disait que le ciel bleu ne ferait pas toujours illusion. Que les planches pourrissantes allaient se gorger d'eau noire. Que le grillage serait vite éventré par les poteaux brisés. Que la barre de fer, sous l'assaut de la rouille, ne tiendrait pas longtemps. Que c'était bien étrange de laisser s'élargir cette faille au milieu de ce monde. Que c'était bien risqué, de s'en aller en foule en autant de morceaux.
Partie de cartes
Elle était émouvante, cette ancienne réclame tatouée en couleurs sur la vieille peau grise d'une boutique éteinte. Elle donnait à penser... On l'oublie si souvent, quand on sort de sa poche son petit compact, qu'il fallait être un as, jadis, pour manipuler les plaques et les papiers "Lumière", les autochromes et les tirages platines.
Mais pourquoi l'As de trèfle ? Je me suis demandé si certains fabricants de cartes ne s'étaient pas transformés, à cette belle époque, en fabricants de papier photographique et de plaques à saisir la lumière... Il y aurait eu là une logique aussi profonde que pratique.
Après tout, photographier, n'est-ce pas jouer avec le hasard, tricher avec le temps, manipuler la donne, pour emporter l'instant qui passe, le couper ou l'abattre d'un bon coup de poker ?
Et toute photographie, aussi modeste, aussi mince, aussi pâle, aussi jaunie, aussi ignorée soit-elle, n'est-elle pas une carte que nous jouons, humains précaires et passants photographes, contre le géant Néant ?
Ciel captif
Souvent, en ville, on marche dans des rues où les murs vont si haut, où les murs vont si gris, qu'on ne voit plus le ciel. On se souvient des champs tout bordés d'horizon où l'on allait, enfant, portant sur ses épaules le firmament entier, léger et frissonnant.
Et puis on aperçoit, pendu à sa muraille comme un tableau de maître, un beau morceau de ciel captif, infusé de nuages, remué d'infini, pris tout vivant au piège d'une vitre.
C'est idiot, on sait bien, mais brusquement on a envie de courir - comme avant.
Un monde baroque
Voyant ce mannequin attendre et s'ennuyer avec tant de réalisme, et jouer à merveille son petit rôle de starlette devant le décor en noir et blanc de l'église Saint-Nicolas, tandis que les passants de la rue s'égaraient aux reflets brumeux des vitrines, je me suis demandé, comme souvent, si ce monde que nous persistons à dire moderne, n'est pas bien plutôt redevenu un monde baroque, où l'illusion s'ingénie sans fin à paraître vérité, tandis que la réalité multiplie ses reflets.
Mais ce baroque moderne est un baroque sans au-delà, un baroque kitsch qui ne nous montre que la vanité du monde, sans indiquer l'autre chemin, et ne nous fait sortir de scène que pour nous jeter aux coulisses du néant. Une perle aussi virtuelle que parfaite, d'une eau pure et aride, pour mirer notre ennui et notre âme Narcisse - et notre angoisse aussi - à l'infini de nos vitrines, de nos écrans, de nos babels de métal et de verre.
Zone à risque
C'était hier soir, dans le tram, la nuit était tombée. Je rentrais du travail, et je lisais, heureuse d'avoir pu trouver une place assise. Nous venions de quitter l'arrêt Landreau. Le terminus se rapprochait, et la rame commençait à se vider. Tout à coup le chauffeur a fait une annonce : "Mesdames, messieurs, nous entrons dans la zone où sévit le vol à la tire. Je vous engage à faire très attention et à bien surveiller vos affaires."
Aussitôt, l'homme assis en face de moi a regardé fixement la couverture de mon livre : c'était J'aurais voulu être égyptien, d'Alaa El Aswany... Mal à l'aise, j'ai refermé le volume... L'homme a de nouveau posé sur moi son regard méfiant, comme s'il avait voulu me percer à jour, puis il s'est levé pour se diriger vers la porte. Nous étions loin encore pourtant de l'arrêt suivant - Souillarderie.
Troublée, j'ai serré mon sac à main, traversée par une pensée nouvelle et préoccupante : qui, parmi nous, était un voleur à la tire ? C'était cet homme, peut-être, ce moustachu à l'air louche, qui m'avait si bizarrement regardée, avant de prendre la fuite ? Ou bien ce jeune vêtu d'un blouson de cuir, de l'autre côté de l'allée, affalé sur son siège, endormi, ou plutôt, non, qui faisait semblant, certainement, de dormir... J'ai vérifié anxieusement le contenu de mon sac... il n'y manquait rien, et je me suis sentie soulagée, presque surprise... J'ai vérifié encore... Près de la porte le moustachu regardait fixement au-dehors, il paraissait avoir hâte de descendre. Personne ne parlait dans la rame, mais on entendait remuer discrètement... J'ai regardé autour de moi : tous ceux qui avaient un voisin, une voisine, inconnu, inconnue, se levaient, changeaient de place, s'écartaient... Quant au jeune en blouson de cuir, il venait, étrangement, de se réveiller, et serrait dans ses mains, prêt à le défendre contre tous, son téléphone portable. Il n'y avait plus dans le tramway envahi d'obscurité, où jouaient les troubles reflets du dehors, que des passagers solitaires, crispés sur leurs affaires.
Nous étions entrés dans la zone où sévit la méfiance.
Papier collé
Je marchais à l'ombre d'un haut mur gris. Soudain j'ai aperçu ce morceau de papier, collé sur le ciment, que j'ai d'abord pris pour une petite annonce. Quand je me suis approchée, curieuse, j'ai reconnu avec surprise la dernière page du Livre de ma mère d'Albert Cohen, cette douloureuse évocation d'une mère morte, enterrée toute vivante dans les souvenirs du vieil homme et l'amour de l'enfant qui ne veut pas mourir.
Qui l'avait découpé, ce morceau de papier, qui l'avait posé là, pour qu'il s'efface lentement, sur ce ciment aussi froid et désolé qu'une tombe ? Qui ? et pour qui ?
C'était absurde, c'était aussi très juste et nécessaire, comme tant d'idées absurdes. Car c'est ainsi, je crois, que le temps nous la donne à lire, notre douleur humaine, d'une page déchirée à une autre page déchirée, comme un livre en lambeaux dont les mots dispersés, minuscules, se feraient de moins en moins déchiffrables.
Sur le mur de dur ciment, le morceau de papier s'adressait à tous les passants, lentement délavé de soleil et de pluie, palpitant sous le vent, peu à peu s'effaçant, et luttant pour ne pas mourir, comme le deuil au fond des coeurs.