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Les trognes (réédition)

Publié le par Carole

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"Avant tout, moi est celui-là qui rencontra Pan" - Isi Collin, Pan.
Dans mon village, on appelait trognes ces arbres étêtés qui repoussent plus dru.
 
 
Dans cette ville, comme dans toutes les villes, on a planté de hauts platanes au long des boulevards.
Vers Noël on les encombre de guirlandes électriques, qu'ils portent avec tout le dédain, la haute dignité des vieux totems dans les réserves à touristes.
Puis, pour asseoir sur eux le pouvoir de la ville, on les taille à la fin de l'hiver, amputant d'un ronflement de tronçonneuse tous leurs bras de divinités tournoyantes.
Honteux et pâles, réduits à leur trogne d'écorce grise, longtemps ils restent cois.
Mais le bitume craque à leurs pieds, et les racines montent en longs serpents bruns aux lèvres fendues des trottoirs.
Alors, lentement, on voit les trognes redresser, vers le printemps qui passe, leurs moignons bourgeonnants comme des  poings d'enfants, et puis bientôt ouvrir leurs doigts en éventails, tout doucement, et brusquement les pousser en branches téméraires, comme des chandeliers où s'accrochent l'azur, le soleil et les feuilles, et les nids verts des oiseaux revenus, et le chant des rivières dans le vent des cascades.
Il nous ressemblent, ces arbres dans nos villes : soumis, rognés, étêtés et courbés, trognes lasses, et pourtant toujours prêts pour une vie nouvelle, si Pan, sur les boulevards reverdis, triomphant dans son cortège de forêts, de torrents et de hordes sauvages, d'un souffle tiède rejoue sur la syrinx le bruit vertigineux des jours d'avant.

Publié dans Nantes

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La télévision

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Passage Pommeraye - Nantes
 
 
    On est surpris d'abord : que font-ils donc là-haut, sous la verrière du Passage, ces chevaux ailés, Pégases heureux arrêtés dans leur vol ? Est-il vraiment possible qu'ils regardent à la télévision, comme vous et moi, un match de football... ?
  Il y a en effet, au-dessus des statues et des sculptures, un grand nombre d'appartements. Les propriétaires de l'un d'eux ont eu l'intelligente malice de placer leur poste juste en face de l'oeil, au fond de la galerie supérieure, nous rappelant ainsi chaque soir, lorsque la télévision luit dans la pénombre qui gagne, que le propre de l'extraordinaire est de s'accouder tranquillement au monde ordinaire, et de le regarder sans ciller.

Publié dans Nantes

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La feuille et l'arc-en-ciel

Publié le par Carole

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     Quelquefois, on marche, et la beauté se sème sous nos pas. 
   Hier soir il pleuvait. Dans la rue flottaient des lumières de néons, qui se répandaient sur les flaques, apparaissant, disparaissant, tandis que j'avançais - ou croyais avancer.
    A mes pieds, soudain, j'ai vu cette feuille, veillant au bord d'un labyrinthe d'ombres blanches et tournoyantes plus complexe et troublant que celui de la cathédrale de Chartres. Une feuille d'automne en janvier ? Comment si jaune encore ? Quel souffle l'avait épargnée, puis l'avait finalement arrachée, pour la poser justement là, à cet instant où je passais ? Un rayon d'arc-en-ciel conduisait jusqu'à elle, comme dessiné exprès.
    Il a suffi que je m'approche, que je mette mes pas dans ce dédale lumineux qui enchantait mes yeux... tout avait disparu. Et le vent déjà entraînait la feuille, finalement si ordinaire, vers sa pourriture imminente.
 
    Cet infime événement m'a rappelé brusquement un autre événement infime, survenu dans mon enfance.
    Je marchais au jardin, tournant dans les allées, quand j'ai vu briller dans la boue un objet merveilleux. C'était un morceau de verre, tesson d'une bouteille qui avait dû contenir une huile épaisse, un pétrole noir et lourd dont la matière épurée par le temps était devenue prisme, car il chatoyait au soleil d'une multitude d'arcs-en-ciel tournoyants. J'ai pris le morceau de verre dans ma main, fascinée, et je suis restée longtemps ainsi, immobile, à faire danser la lumière dans toutes ses couleurs. Jamais encore je n'avais éprouvé ainsi le sentiment de la beauté. C'était un saisissement inexprimable, une extase véritable. Puis on m'a appelée, il m'a fallu rentrer, laisser sur le sol le fabuleux tesson. Jamais, ensuite, malgré tous mes effors, je n'ai pu retrouver ce fragment - tombé peut-être d'un vitrail de là-haut dans la boue du jardin..
    Je l'avais tout à fait oublié, ce prisme de verre cassé, sale et sublime. Mais, au fond, je crois que c'est lui que j'ai recherché sans fin ensuite, dans les livres que j'ai lus, dans les tableaux que j'ai vus, dans les mélodies que j'ai écoutées.
 
    On a dit qu'un seul battement de l'aile d'un papillon pouvait soulever des tempêtes et faire trembler des mondes. 
    Peut-être qu'un seul battement de l'aile du quotidien peut suffire à faire se lever dans nos vies tout un monde tremblant de beauté. Et si nous poursuivons notre route, croyant l'oublier, qu'importe ? De même que l'infime mouvement du papillon, engendrant d'autres mouvements de plus en plus vastes, devient finalement le levier d'événements immenses, de même, ces rencontres minuscules que chaque jour nous faisons avec l'enchantement nous mènent vers d'autres chemins enchantés, qui eux-mêmes nous conduisent encore vers des chemins plus vastes et plus lumineux, si bien qu'elles sont le vrai ferment de notre capacité à nous émerveiller face à ce qu'on appelle l'art.

Publié dans Fables

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La déesse et l'éphémère

Publié le par Carole

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"Je crois que l'automobile est aujourd'hui l'équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques, je veux dire une grande création d'époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, si ce n'est dans son usage, par un peuple entier qui s'approprie en elle un objet parfaitement magique."
(Roland Barthes, "La Nouvelle Citroën", Mythologies)
 
 
 
L'automobile, toute noire dans la nuit, se hâtait sur la rampe du parking. Je l'ai saisie alors qu'elle doublait hardiment un véhicule arrêté.
Du véhicule et de ses passagers ne sont demeurés sur le cliché que ces rubans d'ombre et de lumière. Ce sillage flamboyant, inconsistant et fascinant, de bateau ivre et déjà naufragé.
 
Alors je me suis souvenue de la DS, de Roland Barthes, de ses mythologies qui inventoriaient, en forme de légendes éternelles, les petits bonheurs et les grandes sottises, que se racontait alors, dans ses choses, un monde presque entièrement disparu aujourd'hui, et qui fut celui de mon enfance.
On l'avait appelée déesse, cette grasse voiture aux flancs lourds, si rapide pourtant, qui semblait devoir accoucher, dans la lumière de ses chromes et de ses phares tournants, d'un monde heureux et juste, lancé sur les autoroutes du progrès, dont on déroulait partout le ruban bleu de ciel dans les campagnes encore peuplées. Ce n'était qu'une automobile, cette déesse, mais en ce temps-là on rendait à la vitesse, à la route et à l'avenir, un culte jeune et joyeux qui ne s'obscurcissait d'aucune arrière-pensée.
Puis la vitesse est devenue l'urgence, la performance s'est appelée productivité, l'élan s'est renommé cadence, et, bizarrement, peu à peu, la jeunesse s'est résignée, les promesses de bonheur se sont enlisées. Même les automobiles sont devenues sombres, avec leurs vitres fumées posées sur les visages prisonniers des bouchons. On n'a jamais très bien su pourquoi tout s'était ainsi éteint.
 
J'ai repensé à tout cela en regardant le cliché, en observant cette étrange voiture, s'échappant à elle-même, dans son désir d'aller plus vite. Se brûlant de lumière comme un papillon fou, pour se perdre enfin dans la nuit.
Puis, dans le coin droit, tout en haut, j'ai encore lu ces trois lettres, à peine visibles, si lisibles pourtant, tracées sur la façade de l'immeuble voisin : FMR...
 
Ephémère FMR, es-tu donc le fil, noir, jaune, rouge ou blanc, qui me guide et m'égare dans cette ville où sans fin je te retrouve ?

Publié dans Fables

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Les grillages du ciel

Publié le par Carole

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     Le galeriste avait fermé sa boutique pour le soir, tirant sur la vitrine le lourd rideau de grillage qui la protégeait des intrus sans cacher tout à fait à la vue des passants les oeuvres exposées.
     Il n'avait pas pensé que ce frais tableau qu'il vendait, délice de nuages et d'aurores fouetté par le pinceau d'un peintre habile, que ce beau ciel léger si doux, apparaîtrait ainsi, à nos regards nocturnes, étrange et carcéral, et carrelé comme une nasse, sous les barreaux de fer.
    On ne saurait penser à tout. On ne saurait se mettre à la place de ceux qui sont dehors, lorsque l'on est dedans. On ne saurait regarder à travers le grillage, quand l'horizon s'ouvre clair et vaste. On ne saurait imaginer la nuit, quand le jour pose à la fenêtre de grands rideaux de douceur.
 
    Souvent, depuis notre balcon, dans nos jardins paisibles, nous admirons le ciel. Et tant de choses encore. Tant de choses admirables en effet.
     Rarement nous pensons à ceux qui ne peuvent les entrevoir qu'à travers des grilles - de fer, de misère ou de désespoir. Plus rarement encore nous pensons à ce qu'on voit, derrière les grillages et les barbelés, à cette façon étrange qu'aurait le monde, soudain, de rétrécir en petits carreaux aigus, inflexibles et disgracieux, si nous le voyions, nous aussi, depuis notre prison de nuit.

Publié dans Fables

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Jonquilles

Publié le par Carole

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Voilà que les jonquilles sont revenues. Depuis longtemps, au jardin, on voyait les tiges s'étirer, se lancer, se renfler, tisser des feuilles vertes, tresser de minces bouquets en espérance.
Et ce matin, les fleurs étaient toutes là, pensives, la tête un peu penchée, les pieds dans les feuilles mortes de l'hiver, et portant encore sur l'épaule le capuchon de peau usée du vieux bourgeon. Mais vives et jaunes et légères comme au premier jour, semblables à ce qu'ont toujours été les jonquilles naissantes et renaissantes.
C'est ainsi qu'en ce monde, toujours, tout recommence.
Mais pour nous qui passons, jamais ne reviendront les fleurs qui ne sont plus.
 
Le mal du temps, c'est le mal des humains.
 
Je me trouvais tout à l'heure à midi devant l'une des plus belles maisons du voisinage. Derrière le splendide monospace neuf des jeunes propriétaires, parents déjà sans doute, j'ai vu se garer une petite voiture grise à la peinture passée, à l'immatriculation antique. Puis j'ai vu en descendre un vieil homme, en casquette et en veste, avec des chaussures usées, un peu crottées, et un de ces pantalons de bleus délavés que portent seuls désormais les anciens ouvriers qui font encore leur jardin.
Sa casquette était grise sur ses cheveux gris, son corps maigre avait l'air de trembler au vent. Il tenait à la main un gros bouquet de jonquilles, enveloppées dans du papier kraft, qu'il avait certainement cueillies au jardin en partant, heureux du brusque retour des fleurs. Le don des premières fleurs... il faut beaucoup d'amour pour qu'un jardinier s'y résolve.
Le vieil homme s'est dirigé lentement vers la maison riche, avec ses jonquilles qui éclataient de soleil dans la rue sombre. Il s'est arrêté devant la porte, il a hésité un instant avant de sonner.
Lorsqu'on l'a fait entrer, il a tendu son gros bouquet jaune au-dessus du seuil de marbre, je n'ai plus distingué que l'emballage de papier kraft, si terne et bon marché, et son dos très voûté. Quelqu'un lui a dit d'essuyer ses pieds sur le paillasson, puis la porte s'est refermée.
 
Le mal de solitude, c'est le mal des humains.

Publié dans Fables

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L'homme et ses ombres

Publié le par Carole

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    J'ai pris ce cliché un soir, alors que je photographiais par jeu cette place, dont j'aime le dallage géométrique et cependant irrégulier. J'avais posé mon trépied, enclenché la télécommande. Un homme est passé, qui s'est trouvé, en quelque sorte, emprisonné dans la photo à l'état d'ombre, comme il arrive dans ces cas-là aux personnages en mouvement. Tout à coup il s'est arrêté, pour répondre, je crois, à un appel téléphonique. Si bien que l'image l'a aussi capturé sous sa forme humaine habituelle, un peu floutée, évidemment, mais bien reconnaissable malgré tout.
    Ainsi, sur mon cliché, j'avais saisi, tout à la fois, et sans l'avoir voulu, un homme vivant, son ombre portée dessinée par la lueur du réverbère, et son fantôme - l'image méconnaissable de ce qu'il était quelques fractions de seconde plus tôt, et déjà n'était plus.
    Et maintenant, bien sûr, à l'instant où je le regarde, où vous le regardez, cet homme est encore un autre, car chaque instant nous éloigne de nous-même. Un autre parmi tant d'autres. Pris entre le fantôme de ce qu'il n'est déjà plus et l'ombre fugitive que projette son corps présent sur ce qu'il deviendra bientôt. Marchant et s'arrêtant, puis reprenant sa route étrange, sur le grand damier de la vie.
    Un humain comme vous et moi, en somme, qui téléphone, bavarde et prend des rendez-vous, sans se douter de rien.

Publié dans Fables

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L'Amoco Cadiz

Publié le par Carole

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A Marie-Hélène
 
 
     La Seine est toujours charmante à Corbeil, même au coeur de l'hiver.
    L'eau était haute hier, toute salie de boue, mais elle était si douce encore, sous ce dernier soleil de l'année, caressante aux rivages noyés, aux arbres sombres hérissés de bourgeons.
  Un paysage d'aquarelle, lavé au bleu d'un ciel rêveur, passé aux couleurs de l'impressionnisme...
   Et brusquement j'ai vu paraître, moteur lancé, remontant rapidement le cours du fleuve... l'Amoco Cadiz !
   Oui, j'avais bien lu, cette péniche alerte, dont le passage tranchait, sur la peau de l'eau brune, de grands sillons d'azur et de reflets profonds, c'était... l'Amoco Cadiz....
    L'Amoco Cadiz... qui pourrait oublier ?
 
   On était en 78. Mars 1978. Le 16 avait eu lieu la terrible avarie. Le lendemain, au soir, sur tous les écrans de télévision, brisé, immense, le navire s'enfonçait lentement comme un monde épuisé. Et le noir, visqueux, fatal, gagnait les côtes, recouvrait les rochers, les algues, les arbres et les oiseaux, mangeant toute beauté, léchant et dévorant, impitoyable, notre absurde foi dans ce pétrole que nous avions honoré comme un dieu.
   Presque dix ans plus tard, sur le sable blanchi d'ossements de la baie des Trépassés, j'ai vu sécher des galets bruns, huileux et lourds, inlassablement ramenés par les tempêtes.
 
   Comment a-t-on pu peindre, et chaque année repeindre, en lettres bleu de ciel, sur un bateau d'aujourd'hui, sur un bateau vivant, ce nom de ténèbres et de mort : Amoco Cadiz ?
  L'a-t-on nommé ainsi en forme de macabre plaisanterie ? Ou bien, par une sorte de superstition, a-t-on souhaité donner un nom de malheur au bateau pour l'empêcher de céder au malheur, le rendre fort et redoutable - de même qu'on sculptait des têtes de Méduse, jadis, sur les boucliers des combattants ? Est-ce au contraire par dérision qu'on a ainsi baptisé un bâtiment voué peut-être au transport d'hydrocarbures, et aux soutes éternellement noircies et engluées, sous la coque pimpante ?
   Mais à quoi bon chercher ? Ceci ne concerne que le proprétaire de la péniche.
   Et, finalement, cet Amoco Cadiz remontant vaillamment le cours assombri de la Seine, je veux en accepter l'augure - ou simplement l'image - pour cette année nouvelle.
   Car c'est un beau symbole, cette péniche au nom de catastrophe, parcourant les rivières et les fleuves, remontant le courant, glissant en hâte vers l'année qui vient. C'est, je crois, le tableau de l'humanité, qui, de misères en désastres, traîne à travers le temps son chargement de cauchemar et d'innommable, mais va toujours, et court, et se jette à demain, belle malgré tout, jeune, forte, et chargée de promesses - capable toujours de tout recommencer.

Publié dans Fables

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