Je marchais, profitant des derniers beaux jours de l'année, quand j'ai remarqué ce cadenas enfoui dans le lierre, si bizarrement inutile, accroché au grillage qui séparait des prés voisins le petit chemin où je me trouvais... en m'approchant j'ai compris : c'était un naïf et rustique cadenas d'amour, comme on en voit par milliers à Paris, alourdissant de tout leur poids le mince Pont des arts arqué au-dessus de la Seine - faut-il qu'il m'en souvienne ?
Ce cadenas des prés était si pauvre, si simple avec son coeur maladroitement tracé et à peine visible, que j'ai pensé que c'était un enfant, ou un très jeune adolescent, qui l'avait accroché là.
Retenir l'amour, ce dieu volage, en l'accrochant par un cadenas aux ponts des villes ou aux grillages des bords de route ? Et puis jeter la clé, oublier que le cadenas s'ouvrira de lui-même, quand l'eau des jours l'aura rongé de rouille, quand le rude frottement du temps l'aura usé... non, ce n'est guère prudent...
Cela m'a rappelé une petite scène à laquelle j'avais assisté, le mois précédent.
J'étais, cette fois, dans un parc de la ville, un samedi du mois d'août, jour de mariages et de photos de mariage. Les pelouses, les allées, les massifs, tout était jonché de coeurs de papier blanc qui, doucement remués par la brise, paraissaient clignoter au soleil du soir comme ces fleurs légères qu'on appelle monnaie du pape.
Etrange symbole, pour des mariés du jour, que ces coeurs illusoires et fragiles, monnaie légère du bonheur emportée par le vent...
Une petite fille s'affairait à les ramasser, tandis que sa mère - femme maigre et lasse à voix rauque - lui défendait obstinément de continuer. "Laisse donc ça", disait-elle rudement, et elle ouvrait les mains de l'enfant pour jeter ses trésors déjà fripés et éteints, elle la tirait par le bras pour l'empêcher de courir ramasser sur le sol les morceaux de papier encore intacts...
Mais l'enfant lui échappait toujours et courait, courait, fascinée, sans rien écouter, après les petits coeurs qui s'envolaient... elle les ramassait, rapide et agile comme un Gavroche du gazon, et les entassait bien serrés dans ses paumes, tout chiffonnés et écrasés, tandis que la mère, de plus en plus contrariée, appelait d'une voix de plus en plus rauque : "Mais laisse donc ça... c'est sale...!"
O vous, vous tous, tant que vous êtes,
enfants, mères usées, mariés du samedi après-midi,
de l'amour il vous faudra encore beaucoup apprendre.
Socle de la statue de Jules Durand - Ancienne Manufacture des tabacs de Nantes
"Le passé est maudit, le présent me dévore et l'avenir me tourmente" (Jules Durand)
De mon arrière-grand-père Henri Maumy, je n'ai reçu d'autre héritage que sa carte d'adhérent à la SFIO (section du Toulon à Périgueux), datée de 1909, toute couverte de timbres roses frappés RS, où une Marianne socialiste à la poitrine aussi généreuse que fragile et dénudée, tient devant un soleil radieux, plantée comme une lance sur les gerbes et les fûts débordants du bonheur à venir, la hampe si légère du lourd drapeau saignant de l'espérance humaine.
Héritage infime, héritage précieux cependant.
Car en 1920, après la grande grève des cheminots, et la dure répression souhaitée par Aristide Briand, mon arrière-grand-père, Henri Maumy, membre de la SFIO et l'un des meneurs de la grève du Toulon à Périgueux, fut révoqué.
Il chercha partout du travail, sans rien trouver - on n'embauchait pas un meneur, en 1920, à Périgueux.
Il était père de deux petits garçons. C'était un homme droit, intelligent et travailleur, mais partout on lui fermait la porte comme à un criminel. Enfin un parent lui trouva une misérable place d'ouvrier, très loin, à Paris. Il mourut plus tard en silence d'un cancer de la gorge - comme il convenait à un homme dont la voix resta toujours étouffée et qui dut ravaler tous ses cris.
Quelques années plus tôt, Jules Durand, qui était, lui, le meneur de la grève des charbonniers au Havre, avait été condamné à mort par la cour d'assises de Rouen. Il passa sept mois dans le quartier des condamnés avant d'être finalement gracié. Mais il avait depuis longtemps perdu la raison et mourut enfermé en lui-même, pauvre fou avalé par l'oubli, étouffé par les cris de son âme en détresse.
Aujourd'hui, mon arrière-grand-père est tout à fait oublié, même de ses descendants.
A Nantes où il est né, Aristide Briand a sa statue, devant l'ancien palais de justice dont on vient de faire un hôtel de luxe, - statue lourde et trapue, bronze luisant, indéboulonnable et triomphant, du grand homme marchant vers l'avenir, courbé, guidé par ces curieuses étoiles terrestres et grises qu'on a tracées à ses pieds, et qu'il suit du regard, tête penchée vers le sol, en tribun d'ici-bas que les rêves célestes n'ont jamais entraîné plus loin que de raison.
Jules Durand, le meneur foudroyé, n'a, lui, pour mausolée, que ce socle abîmé, dans un petit coin sombre de l'ancienne Manufacture. Il paraît à vrai dire qu'un jour il y eut là une vraie, une belle statue, toute en fil d'acier tordu comme l'âme du pauvre Christ qu'il fut - et que cette statue, à peine installée, fut emportée, on ne sait par qui, et jamais retrouvée. Jamais remplacée non plus.
Sous la fonte rouillée, sur une face de la pierre qui s'effrite, on peut lire encore "Jules Durand" - sur l'autre face se désagrègent quelques vers de Paul Eluard.
Tout cela tellement laid, défait, tagué et souillé qu'on ne doute pas que cela ne soit retiré de la vue des promeneurs à la prochaine campagne de rénovation des lieux.
Ombres infortunées de Jules et d'Henri, chers doux martyrs errant côte à côte au long de tous les boulevards Durand de ce monde, meneurs brisés de l'armée des rêveurs de lune et des marcheurs de progrès, chargés de toute l'infortune de ce monde, où irez-vous alors pleurer l'amour et la fraternité ?
J'ai croisé cette femme hier soir, elle attendait sur le bord de la route, à côté de l'horodateur, à la sortie du parking, près de son gobelet de mendiante.
C'est dur d'être debout quand on est enceinte, mais pour mendier, c'est plus facile. Et puis ce n'était qu'une Rom...
Tant de controverses en ce moment sur ces Roms, n'est-ce pas ? Voilà une question sérieuse, une question pour journalistes, avec arguments et contre-arguments. Il y a des gens qui savent. Beaucoup qui croient savoir. Quelques-uns qui décident.
Moi, je ne suis ni des uns ni des autres.
Je me suis seulement demandée, quand j'ai pris la photo, si cette femme qui allait bientôt donner la VIE connaissait assez de français et savait assez bien lire pour comprendre le sens de ce mot majuscule, posé sur le grand sac bleu qui renfermait sa fortune du jour. Que contenait-il, du reste, ce baluchon de plastique qui était à ses pieds toute la VIE : prises de poubelles, épaves de trottoirs ? ou plutôt dons venus du tout proche Secours Populaire ? - étrange caverne d'Ali-Baba à l'envers d'où on voit sortir chaque jour de longues, lentes cohortes de pauvres, chargés de ce qu'il faut, à peu près, pour continuer la route, rester encore un peu en VIE.
Puis j'ai pensé à un autre mot : PRO-GRÈS... j'avais appris autrefois, quand j'étudiais le latin et l'histoire, que c'était la belle marche en avant, radieuse et triomphante, des peuples allant ensemble vers l'avenir, la splendide avancée d'une grande humanité réconciliée, sur l'avenue glorieuse des civilisations qui fait la VIE si belle, qui fait l'homme sacré.
PRO-GRÈS - un mot qui me plaisait tant, qui me faisait rêver...
On ne m'avait pas dit qu'en réalité - comme on dit aujourd'hui quand on ne rêve pas, quand on est réaliste, qu'on a les pieds sur terre et la pensée loin des étoiles -, tant de gens en ce monde auraient à prendre l'autre route. La route grise, triste et honteuse, qui va sous les fenêtres murées des villes assombries, le long chemin où il fait faim, où il fait laid, où il fait froid. Qui laisse aux caniveaux tant de cadavres, et sur ses bords tant d'existences oubliées. Debout derrière les barrières. Près de leurs sacs de plastique. Regardant, de très loin, passer cette merveille majuscule qu'on appelle la VIE.
"Au réveil il était midi" (Rimbaud, "Aube")
C'était en juillet. Il était midi à Bordeaux. Les pendules marquaient dans la ville l'heure immobile et limpide de l'été, des vacances insouciantes et de la liberté. Partout la grande aiguille avait dans son élan joyeux recouvert la petite, dessinant au cadran la flèche unique et droite qui devait arrêter le temps, et l'épingler au ciel comme un beau papillon.
Maintenant qu'est venu l'automne, que Bordeaux est si loin, et qu'il fait soir en nous, quelle heure est-il aux horloges affolées, aux montres haletantes ?
On ne peut arrêter les aiguilles au cadran qui se rouille dans nos coeurs qui s'épuisent.
Et les heures dissipées tournent en rond dans nos mémoires et nos vies tictacantes, insectes agaçants qui se cognent au verre et bourdonnent au bord des vitres assombries, sans jamais retrouver cette pure lumière qui les fit naître - qu'on appelle bonheur.
Lui, j'étais allée le voir à Combourg.
Après la visite des tours, du chemin de ronde et de la triste logette au chat fantôme, dans le sombre château de granit où, depuis si longtemps, il n'était plus, je l'avais soudain aperçu au village, à la fenêtre d'une crêperie.
C'était encore l'été, il faisait chaud, le grand homme avait poussé la vitre pour rêver au balcon, y saisir une phrase lentement mûrie, une ferme période, ou peut-être une tendre épithète, cueillie comme un fruit mûr aux branches du beau temps, dans les ramages du fer bleu et les volutes roussies de la vigne...
Et voilà qu'il était, au-dessus de la petite rue, dans la maison banale, un homme parmi les autres, un rien ébouriffé par le vent de l'histoire, à peine tourmenté par son âme d'Abencérage - juste un peu assombri par le manteau dont le fresquiste avait cru bon de le couvrir.
Un homme même pas très grand, qui ressemblait un peu à Stendhal, et aussi à Schubert, à Schumann - enfin à bien des gens -, et qui regardait fixement la boutique d'en face : il s'appuyait sur un mur de briques, croisait un peu les jambes, dans la nonchalance d'après-midi - sûrement il allait bientôt descendre dans la rue, pour acheter un journal, un bouquet... Le soir il irait manger une crêpe en bas. Au beurre salé, avec une bolée de cidre.
Il était parmi nous tout bonnement.
Tout de même, il y avait la plume. Entre ses doigts elle était si grande, si claire, si longuement caressée de vent... plume d'oiseau prophète, trempée dans l'encre du grand ciel et la douce harmonie des beaux jours de ce monde... et dans sa main pensive on voyait frémir, respirant l'avenir et l'air bleu dans ses pages légères, un manuscrit joli comme un billet d'amour, chantant comme une partition, où les mots d'outre-tombe dansaient en notes vives, sur les lignes du temps.
De Chateaubriand jamais je n'aurais attendu tant de simplicité - ni tant de légèreté !
Puis il m'a semblé que le peintre, sous l'apparente naïveté de la représentation, avait touché profond.
Car c'est cela, le pouvoir de l'artiste.
Il vient à notre rencontre, sans que d'abord on le remarque, l'air de rien, homme parmi les hommes. Et quand nous percevons, à son passage, la tiède brise d'infini, le goût léger de ciel et de musique qui s'en vient dans nos vies, nous en sommes, toujours, un peu surpris.
C'est, dirait-on, si peu de chose.
Et tout est là pourtant.
"Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud ! Nous sommes quelques-uns à croire sans preuve le bonheur possible avec toi." (René Char)
"[Patti Smith :] -Avez-vous pris le temps d'aller vous recueillir sur la tombe d'Arthur ? Moi, j'y suis allée. J'y ai croisé un jeune homme, il m'a demandé un baiser..." A quelques centaines de mètres de là, la pleine lune illumine ce cimetière. A l'intérieur, une boîte aux lettres à l'effigie d'Arthur Rimbaud. Le gardien reçoit toujours du courrier à son attention." (Le Magazine littéraire, 15 novembre 2011 http://www.magazine-litteraire.com/actualite/patti-smith-arthur-rimbaud-est-homme-tres-moderne-15-11-2011-33365)
On peut écrire à Arthur Rimbaud, si on veut.
J'ai l'adresse et je vous la donne :
124, avenue Charles-Boutet
08000 Charleville
C'est au cimetière, paraît-il.
Mais on peut aussi essayer de lui parler. Il suffit de s'en aller là où il passe, tout près de nous. Car, savez-vous, il est toujours vivant.
Et justement, hier, je l'ai rencontré sur les murs de la ville.
Dans la rue qui penchait vers la nuit, on le voyait à peine, dans le soir brun qui se drapait de pluie, il avançait sans bruit, et le monde s'éclairait au charbon de son front, au cerne de ses yeux grandissait le matin :
C'était rue de Strasbourg à Nantes et c'était simplement près de moi.
Arthur Rimbaud, tu es partout vivant, aux fissures des murs gris, dans les grains de l'obscur.
Tu es l'esprit léger de ceux qui parlent en rêve, quoi que pèsent les ombres,
et ton visage embrumé d'horizons,
aussi mangé de récifs et de mers
qu'une île aux cartes des marins,
toujours regarde
un peu plus loin.
Tu es l'envie de fuir qui est l'amour de vivre.
Comme l'enfance tu grandis
et tu ne peux mourir
quand tu t'avances vers le jour.
Fantôme respirant l'insolence et le ciel,
tu accroches aux remparts
le nid de poésie,
qui pépie vif et bleu
dans les coeurs
épuisés,
qui couve comme feu
sur les pensées
éteintes.
Arthur Rimbaud, tu ne nous as quittés
que pour nous revenir.
Dans cette nuit des hommes
montant leur garde triste,
tu grimpes pour toujours
le grand chemin de ronde
qui va vers le matin,
vers le soleil et vers la chair,
tout autour de la terre.
Arthur Rimbaud
sur les murs de la ville
rue de Strasbourg à Nantes,
c'était bien toi,
c'était ailleurs aussi.
J'étais prisonnière d'un encombrement. Petit bouchon coincé dans le goulot du long embouteillage. Escargot renfrogné dans ma coquille de métal. Cela se passait, sans se vivre, à l'embouchure du périphérique, du côté des grands fleuves de bitume qui mènent au centre commercial et aux grandes succursales bancaires.
Autour de moi du gris, du noir, de la fumée, du temps-qui-est-de-l'argent-qu'il-faudra-regagner, beaucoup d'énervement klaxonnant.
Et en moi tant de lassitude.
Tout à coup, en tournant la tête, je l'ai vu. C'était le camion de la bibliothèque de prêt. Il était garé sur un trottoir, derrière la bordure étroite d'herbes sauvages qu'on laisse pousser là, et il m'avait fait joyeusement signe, avec des doigts ouverts de folle avoine.
C'était si beau, ce qu'il me tendait. Comme une enveloppe timbrée d'espoir que j'aurais reçue, là, une lettre soigneusement calligraphiée en ronde de l'autre siècle, un message de Jules en personne, qui me disait, sage Renard, entre ses deux jolis guillemets posés comme de petits rideaux, dans la chambre des livres où l'on est entre soi :
"Quand je pense à tous les livres qu'il me reste encore à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux".
J'y ai pensé...
Je me suis souvenue.
C'était l'été, c'était l'hiver ou bien c'était à Pâques. On était aux vacances et j'étais à Guéret. Je passais les après-midis assise contre le cosy de bois sombre, à lire les livres de poche accumulés sur les rayonnages. Ils étaient recouverts d'un papier opaque et fleuri, si bien que je ne pouvais en connaître les titres qu'en les ouvrant. Tous m'attiraient derrière leur masque coloré, tous avaient l'air de chuchoter derrière des éventails les secrets de la vie.
Je fouillais les étagères, je prenais un volume au hasard. N'importe lequel, comme ça... pour voir - puisque c'était un livre... et je lisais, je lisais. Des heures. A la dernière page, je me disais : " Encore, j'en lirai encore un après celui-là. Encore, encore", et j'étais aussi heureuse en répétant ce mot, dans le soir qui venait, qu'un élu découvrant, au paradis, que l'infini s'ouvre vraiment à lui.
Un jour, ainsi, j'ai lu Que ma joie demeure - un livre bien trop difficile pour moi, mais dont jamais je n'ai oublié le titre, plein de ferveur et de paix, qui toujours s'est associé au cosy, aux étagères remplies de livres, à la bonne lenteur des longs après-midis dans le murmure des mots. Un autre jour j'ai lu - encore ! - Pêcheurs d'Islande. Et j'ai pleuré - encore !
L'embouteillage s'est un peu dégagé, j'ai avancé vers le carrefour, roulant sur le flot sombre comme un navire de fer, dans la lourde impatience des moteurs, laissant derrière moi les souvenirs qui jamais ne pèsent, et le beau camion messager, ancré dans sa prairie.
Je peux repartir vers le noir, j'ai la certitude d'être encore heureuse. Puisqu'il y a encore des livres à lire.
"L'esprit soudainement s'effare
Vers l'impossible et le bizarre ;
Crime ou vertu, voit-il encore
Ce qui se meut en ces décors,
Où, devant lui, sur les places, s'élève
Le dressement tout en brouillard
D'un pilier d'or ou d'un fronton blafard
Pour on ne sait quel géant rêve ?
(Emile Verhaeren, Les Villes tentaculaires)
Des grues et des couleurs, on ne parle guère.
Pourtant, les grues sont partout posées, triomphantes, dans nos villes tentaculaires qui grandissent sans trêve, s'étirent à leurs confins, se hissent en leurs centres et se boursouflent en leurs périphéries.
Pattes enfoncées dans la boue des chantiers, bec tendu vers le bleu, elles se haussent du col dans leurs salopettes de soleil, elles grattent les nuages du vieux ciel écaillé pour repeindre l'Eden, au pinceau fin de leurs aigrettes bariolées.
Oiseaux de feu au grand corps dentelé de lumière, elles dansent tout le jour sur leur unique patte.
Quand là-haut elles se croisent, elles caquettent, elles craquettent, elles coassent, elles croassent, elles bavassent, elles jacassent - comme les animaux bavards et pour toujours muets des vieux bois disparus, des prairies inondées de béton, des rivières étouffées d'autoroutes.
Entre leurs dents, gracieuses et carnassières, elles transportent des murs, échafaudent des plans, dessinent des cases étroites et de hauts échiquiers, pour y placer des vies, empiler des destins.
Insouciantes et légères elles bâtissent Babel.
Quand on passe à leur ombre, on voit trembler des tours, plus hautes encore, incertaines et mouvantes, où perchent, sur les branches de demain, des villes imaginaires, comme des nids pleins d'insectes affolés, si vastes qu'on ne peut que détourner les yeux pour regarder en soi.
Un jour, peut-être, quand on aura fini de tout bâtir, les grues s’envoleront. Un jour d’automne, quand passeront dans l'eau claire des nuages les grands vols d’oies sauvages, elles partiront là-bas, emportant derrière elles la dernière joie des rues comme une queue de nuages colorés, dans le ciel immensément sombre.
Et nous resterons seuls dans nos cités illimitées, que l’hiver rebadigeonnera de nuit - vieux peintre broyant le noir pour l'étaler en maître sur la palette éteinte de la Création.
Les grues, je crois, sont le songe aérien et joyeux de nos villes, qui rêvent en couleurs, avant de s’éveiller obscures et glacées.
Dans la petite ville de banlieue où je demeure, une bien touchante histoire est arrivée le mois dernier : Simone, une pensionnaire de la maison de retraite qui se trouve tout près de chez moi, a reçu, pour ses cent ans, un billet d'avion pour Nice. Pour lui offrir ce billet - cadeau de l'établissement, de la municipalité, ou de la compagnie aérienne, je ne sais -, il avait fallu - cela j'en suis sûre - se décarcasser, s'épuiser en démarches, remplir des dossiers, faire intervenir toutes sortes de sommités et de sponsors...
C'est que Simone n'était pas riche. Simone n'avait jamais pris l'avion. Jamais. Toute sa vie, pourtant, toute sa vieille longue vie, dès l'enfance et si longtemps après, elle en avait rêvé, sans rien en dire. Un jour, Simone, avec la hardiesse que prennent parfois les très vieilles gens qui ont toujours été timides, avait tout de même confié son rêve à une aide-soignante, qui l'avait révélé à la directrice, qui en avait parlé à d'autres personnes plus haut placées, qui elles-mêmes... Et pour finir Simone avait eu cent ans, et on lui avait offert le papier d'Air-France dans une enveloppe étoilée, comme un ticket pour le pays des fées.
Je vous l'ai dit, c'était une très touchante et merveilleuse histoire. On en parlait dans les journaux, Simone avait été photographiée avec le maire de la ville, toute frêle, toute blanche, près du grand homme qui se courbait vers elle. On s'apprêtait déjà à la mettre, avec maintes précautions, dans l'avion de ses rêves... on devait la confier à une hôtesse de l'air qui en aurait pris soin comme d'une toute petite fille... à l'arrivée elle aurait été accueillie par ses vieux enfants qui auraient déjeuné avec elle sur la Riviera dans l'éclat du soleil et de la mer... Enfin c'était une histoire d'amour et de bonheur comme il n'y en a pas beaucoup, vraiment pas beaucoup, dans ces maisons de retraite où l'on s'en va de nos jours, si souvent, mourir sans rêve et sans espoir.
Et puis, la semaine dernière, au moment de prendre l'avion, Simone, brusquement, est morte.
On l'a enterrée jeudi après-midi. Quand j'ai entendu, depuis le bourg, sonner le glas, j'ai su que c'était pour elle.
J'étais au jardin, j'ai levé les yeux. J'ai vu passer dans le ciel, au-dessus des grands chênes de chez moi, au-dessus de la maison de retraite toute proche, au-dessus du cercueil qui entrait dans l'église, si menu, si léger sur les lourdes épaules des employés des pompes funèbres, ce petit avion qui s'envolait, très haut, très loin, comme une comète du jour bleu, comme une baguette de fée dans la brume d'une larme d'enfant.
C'était l'âme de Simone qui s'en allait pour son dernier voyage, en avion, à travers le grand ciel.
J'aime à penser qu'elle est partie heureuse, elle à qui le destin, pour ses derniers jours, fit la grâce d'offrir quelque chose à espérer et à attendre, qui éclaira sa vieille vie, à son instant suprême, de tout l'éclat de la jeunesse.
Gare de Selommes
"Un [...] voisin de mon grand-père [...], me racontait que ce seul homme avait été sauvé parce qu'il s'était caché sous le pont. Les légendes font toujours plaisir aux enfants et j'écoutais bouche bée. Mais je me permets d'écrire pour les grands et je leur dis : "Ne croyez pas cela", pendant qu'en moi-même je me dis encore : "C'est dommage que ce ne soit pas vrai". (Abbé Brisset, L'Histoire de Selommes, textes rassemblés par M. Jean-Noël Rétif, p.5)
Mon grand-père Buisson aimait raconter des histoires. Il en préparait toujours une ou deux pour la fin des repas de fête, à savourer avec le café et les petits gâteaux secs. C'étaient des histoires malicieuses qu'il rédigeait à l'avance, et qu'il récitait en mettant le ton, en ménageant de lents effets. Je crois que c'était sa façon, modeste et campagnarde, d'être écrivain - d'être, en somme, de ceux-là qui récrivent, à pleins et à déliés, sur des pages reliées, la vie que le hasard gribouille à feuilles volantes et tourbillonnantes. Pour qu'on en rie ou qu'on en pleure, qu'importe, mais pour qu'enfin on l'aime, qu'elle ait du sel et de l'arôme - comme les bons repas de ma grand-mère, que prolongeaient, en somme, les bons récits de mon grand-père.
Aux enfants, il racontait d'autres histoires, tout aussi excellentes et succulentes, mais qui portaient davantage à rêver.
L'histoire de Selommes par exemple.
Selon mon grand-père, il y avait eu au village - c'était il y a longtemps longtemps longtemps, si longtemps que c'était hors du temps -, un immense désastre. Parfois c'était un simple incendie ou une inondation, parfois c'était une guerre effroyable, un siège impitoyable, quelquefois même une peste remontée toute noire de l'enfer - comme toute légende, celle-là avait ses variantes, qui dépendaient à la fois de l'humeur du conteur, du temps qu'il faisait, et de la bonne volonté de ceux qui écoutaient, disposés à pousser plus ou moins avant le voyage en pays d'imagination.
Quoi qu'il en soit, après ce cataclysme, ce monstrueux anéantissement de tout, ce raz-de-marée de la raison et de l'humanité, ce déluge de l'histoire locale, il n'était plus resté au village, sur les ruines fumantes et les cadavres noircis, qu'un seul homme. Une tourterelle s'était posée sur son épaule - plus tard elle peuplerait au clocher roucoulant - et lui, il s'était accroché à la vie renaissante comme Noé à son radeau.
Donc il n'en restait qu'un. Mais un bon. Et travailleur avec ça.
Car seul homme il était resté, et seul homme il avait, courageusement, tout rebâti. Tout. Tout seul. Les maisons bien solides et l'église bien fortifiée, les labours, les moissons, les fermes grasses et les fermes maigres, les Boisseau et les Crèvesec, le cours tremblant de la Houzée, la mâchoire âpre des moulins, les routes bleues qui tournent en rêvant, et la voie ferrée grise et nette comme une chaîne d'arpenteur. Même il avait bâti, pour l'avenir et le progrès - tant il avait enfoui profond le mal et hautement remblayé les ruines -, l'école de garçons et de filles, et la grande mairie républicaine, empennée de drapeaux tricolores et de fils téléphoniques, où mon grand-père était premier adjoint fervent, comme un autre aurait été diacre dans ces églises où il refusait absolument d'entrer.
Ainsi, seul, l'homme de l'histoire avait façonné, dans l'argile de sa misère, à son image de pésan laborieux, ce beau village où nous vivions... ce monde entier qui, pour toujours, s'était appelé "Seulhomme" - enfin je veux dire Selommes.
Quand il arrivait à la fin du conte, mon grand-père clignait toujours un peu de l'oeil, et sa bouche riait en parlant. Non, nous n'étions pas dupes, mais c'était bon à entendre, cette aventure du seul homme...
J'ai repensé à ce récit en lisant L'Histoire de Selommes, rédigée par l'abbé Brisset, que Jean-Noël Rétif a si aimablement mise en ligne :
( http://jenore.pagesperso-orange.fr/Documents/Histoire%20de%20Selommes.pdf ).
Car le vieil abbé, avec la même malice selommoise qui brillait dans les yeux de mon grand-père anticlérical, y explique qu'on lui a raconté, à lui aussi, enfant, la légende du "seul homme"... et qu'il n'y croit pas tout à fait, et que c'est bien dommage...
Mais s'agit-il d'y croire ? il faut une légende fondatrice aux capitales comme aux villages - un récit d'origine qui donne à la terre son sel et à la vie son sens.
Et il me plaît de penser aujourd'hui que, si Rome a été fondée par deux hommes-loups, par les jumeaux de guerre et de conquête qu'étaient, dans l'ombre de Janus bifrons, Romulus et Rémus, mon village, lui, a été fondé par un seul homme de paix et de raison, un doux constructeur de maisons à toits de tuiles, un laboureur au pas alourdi de glaise, un Robinson tranquille forgé par le malheur et par l'espoir à la sage mesure de l'Homme.