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Le prisonnier

Publié le par Carole Chollet-Buisson

 
le-prisonnier-passage-pommeraye-30-aout-2011-vers-copie-3.jpg
      "Pour moi, la vie, c'est le mouvement" (Lola Montès - Max Ophüls)
"Celle qui dit
Bientôt, bientôt
Et qui sourit
Dans votre dos
Toute enfoncée dans ses pensées
D'espoir "
(chanson de Lola - Jacques Demy)
 
C'était un 28 août, comme aujourd'hui, le temps était couvert, comme aujourd'hui. C'était l'année dernière. Je traversais le Passage. En levant la tête, j'ai remarqué ce prisonnier, un tigre gonflable au pelage lisse et doré, dérisoire Icare en costume de plastique brillant pendu à la verrière, qui remuait encore, très doucement, sous la brise d'on ne sait quelle fenêtre laissée ouverte.
- "Un danseur de corde qui aurait voulu bondir vers le ciel... nez collé à la vitre du dehors, corps noué au fil de fer qui conduit chaque vie dans sa piste comme une longe - et sur lequel on croit pouvoir danser. Qui sait ? peut-être finalement s'échappera-t-il, quand il aura trouvé le chemin du vent." - Voilà ce que j'avais alors pensé - et écrit sur un coin de carnet.
Aujourd'hui, je retrouve la photo alors que je viens de regarder, une nouvelle fois, Lola, le film de Jacques Demy qu'on aime tant ici, à Nantes, et qu'on a récemment restauré. Dans cette oeuvre si peu réaliste, troublante image pourtant de ce va-et-vient d'élans, d'erreurs, d'incertitudes et de désirs qu'on appelle la vie, le Passage Pommeraye, mystérieux couloir d'Ariane qui mène de la fuite au retour, de l'attente au voyage, est le point nodal. En ce lieu se partagent, se croisent et se séparent les existences errantes qui vont, d'un escalier à l'autre, de la lumière à l'ombre, de l'ombre à la lumière, et d'hier à demain, de demain à hier - toujours emprisonnées, toujours fuyant, aux miroirs de l'espoir.
 
Je crois comprendre maintenant : ce tigre prisonnier, ce bagage d'enfant qui voulait être libre mais que son poids infime retenait sur la terre, c'est l'ombre aérienne et dansante de Lola, de Frankie, c'est le jouet d'Yvon, oublié sur les planches d'un des hauts escaliers, lancé par Lolita... non, je veux dire, par la jeune Cécile... vers Roland qui s'en va où s'en alla Michel. Et si je l'ai aperçu, moi qui passais à mon tour, c'est parce que je marchais, c'est parce que je marche, là, sur la corde fine et pailletée de songes de leurs traces légères, levant la tête vers tous les cieux qui tremblent aux vitres troubles de l'immense verrière, parmi les vieux enfants rêveurs du long Passage, et les miroirs encadrés d'or où se perd mon image.
Mais peut-être ne connaissez-vous pas Lola ? - Qui la connaît, d'ailleurs ?

Publié dans Nantes

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La jeune fille et la mort

Publié le par Carole

la jeune fille et la mort (5)
"Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n'ont pas fui ?"
(Stéphane Mallarmé)
 
 
Cette photo... je l'ai depuis longtemps... Je l'ai prise au Louvre. Dans une salle de la section des Arts premiers était exposée une statue précolombienne dont la tête était faite d'un crâne humain. Je m'étais trouvée par hasard derrière la vitrine, et j'avais alors remarqué que, sur chaque visiteur qui s'approchait (et ils étaient bien sûr d'autant plus nombreux que la statue paraissait repoussante), le reflet de la vitre posait l'image luisante et grimaçante du crâne - comme un masque qui aurait révélé l'atroce vérité enfouie dans chaque vie. Et cette jeune fille est passée...
Je n'osais pas montrer le cliché... une sorte de crainte superstitieuse et vague me retenait, j'avais l'impression d'entraîner vers la zone inconnue, vers le hangar mortel d'Orfeu negro, peut-être, cette jeune fille au visage brouillé déjà défait par l'épaisseur des deux vitres qui me séparaient d'elle, et qui n'avait eu d'autre tort que de se trouver là, belle, jeune, dans l'affreux reflet... Et puis il y avait cette honte sourde du photographe, paparazzi du quotidien qui sait bien qu'il vole aux autres leur image - ce bien impalpable et si précieux de chaque être, cette construction de chaque jour, l'interface qui permet d'aller parmi les humains tout en se protégeant d'eux, derrière l'écran ou l'armure d'un costume, d'un maquillage, d'une coiffure, d'une expression longuement étudiée. 
 
J'avais donc enfoui depuis longtemps cette photo au plus profond de mes archives.
Mais, quand je l'ai revue, j'ai changé d'avis : cette fille n'est pas de celles à qui l'on peut dérober quoi que ce soit, elle n'est pas non plus une fragile Eurydice, et le reflet de l'autre monde se pose sur elle sans pouvoir peser, dérisoire finalement. Le cliché a beau être trouble, ce qu'on y voit clairement, sans la moindre équivoque, c'est un regard qui observe le crâne sans aucune crainte, tandis que le sourire jauge la camarde avec le mélange d'insolence et de hauteur des jeunes gens souverains.
Un tel regard nous donne leçon. Une leçon bien plus forte, bien plus juste que celle de la statue précolombienne. Une très belle, très humaine, très royale leçon, qu'il importe de retenir.
Ce n'est que le regard d'une jeune fille, bien sûr, infiniment  fragile et qui mourra un jour. Elle ne l'ignore pas. Pourtant elle se sait, vivante, plus forte que la mort qu'elle domine de sa jeunesse et de tout son présent rayonnant. Car elle vit, intensément elle est, elle règne sur le temps.
Et elle a raison. C'est tout à fait certain. Il suffit de la regarder regardant la mort.
 
Toute jeunesse, toute beauté - toute vie pleinement vécue l'emporte à jamais sur la mort.
Justement parce qu'elle ne dure qu'un moment, parce qu'elle doit disparaître et qu'elle le sait.
Parce que, forte de son instant de grâce, habitant tout entier le bel aujourd'hui comme son royaume aussi infini que périssable, elle est.

Publié dans Fables

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L'armée des nains

Publié le par Carole

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"Liberté, égalité, fraternité", de Sim Flemons et John Warland - Festival  "Jardins des délices, jardins des délires", Chaumont-sur-Loire.
 
 
J'ai admiré, dans les jardins du château de Chaumont-sur-Loire, cette extraordinaire armée de nains de jardin avançant immobile, nombreuse et résolue comme l'armée de terre cuite de l'empereur Qin.
Au pied des tours du vieux château au bois dormant, ils veillaient, armés de leurs râteaux d'enfants, sur le bon ordre des allées, braves soldats des républiques au bon coeur d'or, Candides des jardins de l'histoire sous leurs mitres pointues de coprins chevelus.
A moins qu'ils ne se soient apprêtés, marchant devant le drapeau révolutionnaire en berne qu'un orage pourrait bien soulever, à une obscure nuit du 4 août, ces minuscules travailleurs aux ombres longues, lourdement plantés sur le sol, et trempés au métal de leurs mines profondes.
Comment savoir ?
 
On en voit partout, maintenant, de ces nains de jardin. Il paraît qu'on en vend même au Japon. Tous semblables ou à peu près, ils vivent dans les jardins de banlieue, sur les terrasses et les balcons fleuris, fierté de leurs propriétaires. De temps en temps le Front de libération des nains de jardin (FLNJ) en dépose un paquet à un rond-point, ou sur une île bretonne - l'Association de défense des nains de jardins (ADNJ) proteste alors avec vigueur... et plus personne n'y pense.
Leur origine est trouble, leur signification est obscure. Une seule chose est certaine : en ces modernes lutins de résine, moulés en usine et vendus en supermarché, mais si ostensiblement, si kitschement, si résolument ridicules et désuets, s'affirment tout à la fois, dans un curieux mélange, la soumission tranquille aux normes et aux stéréotypes, et l'irréductible orgueil des petites gens, défiant sourdement les lois du bon goût.
Et c'est vrai qu'ils seraient une armée, une immense armée, si on les rassemblait, ces millions de nains, images et dieux lares de millions d'humbles existences.
Ils gardent, l'air de rien, sentinelles ventrues et malicieuses, des enclos laborieux où l'on râtisse et peine. Ils rappellent au passant, dans le bougonnement de leurs lèvres barbues, que le jardinier qui vit là, le brave homme soucieux de bien faire, qui orne son chez-soi d'objets standardisés qu'il se procure à la jardinerie du quartier, garde toujours en lui un petit fond d'audace, d'humour et de colère, pas bien méchant, attendrissant, et vieillissant, insignifiant peut-être, mais dont il faut vous méfier, tout de même, puissants habitants du beau château au bois dormant... 

Publié dans Fables

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Centre du monde

Publié le par Carole

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Carpe dans une mare du parc de la Beaujoire à Nantes.
"Qui est né à Nantes comme tout le monde ?" (Louis Aragon)
 
 
Ici, c'est un marronnier, un serpent de mer - ou plutôt une vieille carpe dans la mare d'un de nos beaux jardins. On le répète en souriant, mais on y croit un peu : Nantes, où tout le monde est né, comme chacun sait, est au centre du monde. Plus exactement, au centre des terres émergées. 
Hier dans le journal local on le disait encore, avec ce qu'il faut de détachement humoristique et de précision scientifique pour que la croyance un peu usée reprenne à la lumière son beau luisant d'écaille :
http://www.presseocean.fr/actualite/insolite-le-vrai-centre-du-monde-est-a-nantes-17-08-2012-45356
A vrai dire, le centre est peut-être un tout petit peu plus loin, mais on ne va pas chipoter pour quelques kilomètres... Le découvreur de cette vérité centrale et rayonnante, selon l'article, est un certain Samuel Boggs, un Américain qui aurait fait ses calculs vers 1945. J'ai lu ailleurs que des tracés similaires, menant à une conclusion presque identique - mais bien plus proche de la place du Bouffay, donc certainement plus exacte -, avaient été effectués, à la fin du XIXe siècle, par le géographe allemand Albrecht Penck. Et, demain, quand on aura un peu oublié tous ces noms compliqués, sans doute fera-t-on appel à un troisième savant pour démontrer la même évidence.
Lorsque j'étais enfant, mon grand-père avait découpé avec amusement -c'était un humoriste très fin-, mais avec beaucoup de soin et de respect aussi, dans la Nouvelle République du Centre-Ouest, un autre article expliquant, lui, que Selommes, notre petit village, était le centre du monde, irréfutablement.
J'ai connu plus tard des gens qui pouvaient prouver que le centre de la France - donc du monde - se trouvait près de Bourges, dans un hameau dont le nom m'échappe, mais où justement ils habitaient.
 
Le centre du monde, c'est tout à fait certain, se trouve partout où nous sommes.
Ainsi tout tourne aussi rond ou aussi peu rond que nous.
C'est très bien, cela permet de savoir où aller en paix, au moins, dans ce monde qui va bien vite.
Evidemment, depuis le centre de la mare où nous tournons ainsi, nageant paisiblement sur nos propres traces, il est quelquefois difficile de distinguer la rive. Il arrive même qu'on ne voie rien du tout, et qu'on se trompe de chemin. Parfois on se fait prendre à l'hameçon qui écorche la langue, ensanglante les rêves et brise les destins.
Car, dans le cercle des mondes, tant de centres se bousculent et se froissent - carpes lentes et lourdes que l'infini brise et rejette en ricochets, petits cailloux perdus.

Publié dans Nantes

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Tournesols

Publié le par Carole

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A ma mère, Paule Buisson, peintre et rêveuse.
 
Je pense que vous l'avez bien souvent observé : dans un champ de tournesols, il y a toujours une fleur pour se tourner du côté où les autres ne penchent pas.
Elle ne cherche pas à se faire remarquer, elle fait simplement ce qu'elle croit devoir faire. Elle incline la tête comme les autres, mais elle va seule son chemin de tournesol.
Pourquoi la fleur rebelle échappe-t-elle au tropisme qui domine toutes les autres ? D'où tire-t-elle la calme capacité de faire face à ce coin de l'horizon, trop éclairé ou trop sombre, trop brûlant ou trop froid, qui inquiète ses soeurs ? Est-ce force ou faiblesse ?
Je ne saurais le dire. Mais j'ai une tendresse singulière pour cette fleur unique, pour sa tranquille obstination à aller seule, à ne pas céder aux injonctions du bon sens, à décider elle-même de sa route.
 
Et puis, de temps à autre, quand finit la saison, sur l'une des fleurs soumises qui bordent le chemin, un passant rêveur, un enfant, parfois même une vieille dame, sans rime ni raison, juste comme ça lui chante, dessine des yeux qui s'ouvrent, une bouche qui rit, sur la face brusquement éclairée d'un grand tourteau de graines qui s'échevèle au vent des étés mûrs. Et c'est très beau aussi.
 
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Tant qu'il y aura, dans les champs bien rangés que les hommes ont semés, des fleurs de tournesols pour aller dans l'autre sens, tant qu'il y aura, sur les chemins qui traversent les champs, des passants rêveurs pour dessiner des visages inutiles et des sourires malicieux sur les galettes de grains lourds promis à la moisson, je crois qu'il y aura sur cette terre encore beaucoup à récolter.

Publié dans Fables

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Sy seul

Publié le par Carole

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Sur le quai de l'île de Versailles, ce graffiti était laid et poignant comme un visage barbouillé de larmes et trempé de nuit.
Dans l'ombre du pont humide, ce tag maladroit était lumineux et plein d'espoir, comme une ligne d'écriture grimpant la page sur un cahier d'enfant.
 
Une nuit, quelqu'un qui vivait là, un des abandonnés du quai, au lieu de se coucher tout de suite dans sa vieille couverture sur le petit banc de pierre froid et moussu comme une pierre tombale, s'est muni d'un gros feutre noir et d'une bombe à peinture blanche, et il s'est mis à écrire aux bateaux s'en allant vers le tunnel, à crier aux passants traversant le pont suspendu pour se rendre au jardin japonais, à dire à tous les habitants de ce monde flottant, qu'il était seul. Lui, Sy. Sy seulSi seul - tout seul.
Et s'il est si facile de l'imaginer écrivant dans le froid à la lumière d'un réverbère, se reculant jusqu'à l'eau noire pour admirer son oeuvre, puis se recouchant, apaisé, jusqu'au retour de l'aube, sur le petit banc, c'est peut-être, voyez-vous, c'est sans doute, que c'est cela, toujours cela, écrire. 
Nous, nous tous qui écrivons, sur des papiers sur des claviers sur des idées ou sur des rêves - ne le sentons-nous pas sans cesse, sous le papier sous le clavier sous les idées et sous les rêves, ce grand mur froid dans la nuit humide, où nos doigts gourds tracent sans fin - quoi que nous écrivions, quoi que nous cherchions à écrire - ces mots qui sont ceux de tous les humains : suis seul - si seul - tout seul ?
Et puis, quand les lettres se sont posées tout claires parmi les ombres, cette paix tout à coup, ce bon repos de l'âme, en attendant que vienne l'aube.

Publié dans Nantes

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Chemin des violettes

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Chemin des violettes, c'est un opticien qui a repeint le mur. Et je crois qu'il est de ceux qui peuvent fournir aux passants ce que Baudelaire avait vainement voulu extorquer à son mauvais vitrier : des verres qui font voir le monde en beau... A moins qu'il ne soit simplement de ceux qui se souviennent.
Sous ce pinceau naïf et pur, le vieux chemin de sous-bois recouvert de bitume a retrouvé ses pas de boue rousse, de vaches jaunes, et d'herbe bleue. Le soleil roule comme un chien fou sur les prairies de voitures. Les violettes au parfum de source, devenues myosotis, ouvrent des yeux de bergères tendres sur le béton urbain. Les papillons aux ailes de bourdons dansent sur les ruisseaux débondés que chahutent les digitales. Et la forêt grandit dans l'ombre quelque part, là où les murs s'écroulent, brusquement vaincus par le flot mousseux des fougères, par la vague légère des violettes rêveuses.
 
Lorsque je suis entrée pour la première fois à Nantes, une poule, échappée d'une ferme voisine, picorait sous le panneau marquant le début de l'agglomération. C'était sur la route de Carquefou, en 1984, un matin de septembre.
 
Pouvoir des mots : il suffit de lire, au coin d'une rue, sur une plaque rouillée, "chemin des violettes", et le monde enterré tout vivant sous nos pieds, esprit magicien de la lampe qui n'attendait que ce signal, le voilà aussitôt qui entre en scène avec son pinceau, dessinant le mirage toujours intact au fond de l'oasis, sur n'importe quel bout de mur gris.

Publié dans Nantes

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Le pont

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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Pont Eric Tabarly - Nantes 
"J'étais un pont..." Franz Kafka
 
Le premier homme qui construisit un pont - le premier qui jeta dans l'eau un poteau, un rocher, un pilier, pour y accrocher une route humaine, de bois, de pierre ou de roseaux tressés - le premier qui marcha dans les airs par-dessus le flot - le premier qui put, d'une rive à l'autre, aller et revenir sur ses jambes d'homme - le premier qui noua ce que le monde avait séparé, il dut penser avoir posé sur la terre quelque chose qui avait la forme exacte, fragile et arquée, le poids exact, lourd et léger à la fois, l'exacte musique, tremblante et ardemment vibrante, de l'espoir.
Il dut se dire tout cela, d'abord. Puis, à force de marcher sur le pont avec des fardeaux et des bêtes, il l'oublia.
C'est ce que j’ai pensé, lorsque j’ai photographié le nouveau pont qu'on construisait face aux tours de Malakoff. Les haubans neufs et blancs se tendaient dans le vent comme les cordes d’une harpe. Des oiseaux se posaient sur ces fils d'acier comme sur les branches d'un arbre bleu. Et les nuages se prenaient, apaisés, dans leurs grands filets de lumière.
D'autres badauds étaient là comme moi, venus admirer non pas l'ouvrage en construction, ainsi qu'ils le croyaient, mais ce fantôme au-dessus de l'eau que leur désir avait fait si net, si nécessaire, si parfaitement dessiné. Les ouvriers eux-mêmes, souvent, s'arrêtaient pour contempler pensivement ce pont inachevé qui prenait son élan si pur encore, si incertain de lui-même, avec des mines d'arc-en-ciel.
 
Et quand il serait achevé, on le recouvrirait d'une bonne couche de bitume, on y jetterait automobiles et camions vrombissants dans d'absurdes embouteillages, et ce ne serait plus rien, qu'un des ponts de la ville.

Publié dans Nantes

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L'autre rive

Publié le par Carole Chollet-Buisson

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J'étais assise au bord du quai, à la sortie de la Ville, sur une borne du chemin Bleu, face à la rive d'où on partait jadis pour le Cap Horn, là où le fleuve s'élargit pour accueillir la mer, où la marée monte et descend comme la promesse d'un monde nouveau. Soudain j'ai entendu la barque, la rame froissant l'eau. Il me regardait, grand et droit.
-"Je te passerai, si tu veux, sur l'autre rive."
Sur l'autre rive ? J'y avais souvent pensé. J'avais toujours eu ce désir de l'autre rive. Ce désir et cette crainte aussi.
Je lui ai demandé si on revenait.
Il a eu, pour me répondre, ou ne pas me répondre, ce sourire que je lui ai toujours connu, à la fois mystérieux et timide.
J'avais besoin de réfléchir. Un tel sourire se posant sur moi, cela me faisait un peu peur. Cette autre rive était bien loin, décidément. Et peut-être qu'en effet on ne revenait pas...
J'ai fermé les yeux.
Quand je les ai rouverts, il avait disparu. L'eau clapotait morne et seule contre la pierre du quai. La marée descendante happait lentement l'eau du fleuve. Là-bas, un village d'ici se dorait à la lune. Sur l'eau lisse et fermée, nul n'aurait pu deviner le trajet d'une barque, l'effort doux d'une rame, le bref appel du passeur.

Publié dans Fables

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Hirondelles

Publié le par Carole

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 Ecole maternelle de l'avenue de la Gare - Selommes
 
Enfants de ce village, vous vous envolerez.
Comme les hirondelles vous quitterez le nid un matin froid pour aller bien plus loin, au bout de votre route d'oiseaux.
Alors, écoutez bien : emportez avec vous un grain de terre, un coin de pierre et un brin d’herbe, gardez-les dans vos cœurs bien profond comme au creux d’un jardin, laissez-les grandir en secret jusqu'à ce qu'ils forment le sentier sous vos pas, la maison devant vous, et la clé dans vos doigts.
N’allez pas oublier ce que je vous dis là,
dans votre grand désir de voir le monde,
n’allez pas partir l’âme vide,
n’allez pas perdre le chemin,
n'allez pas risquer de trouver porte close.
 
Un jour vous reviendrez,
ce sera peut-être seulement en rêve,
mais vous reviendrez.
Vous reviendrez car on revient toujours à son enfance,
je vous le dis, moi qui ai été enfant
ici,
tout près
dans la maison fermée,
dans le jardin ruiné
que vous voyez mourir au bout
de l'avenue des vieux tilleuls.
Dans la demeure voisine,
où n’entrent plus que
la nuit
et les longues araignées d’ombre
qui filent et tissent
la toile pâle de ma mémoire
où se prennent, insectes lents toujours vivants,
les mots enfuis, les paroles d'avant.
 
 
Je vous le dis, moi qui reviens, souvent,
jouer dans le jardin fleuri,
rêver sur le balcon verni,
et lire, l'été, à la fenêtre,
dans le grand fauteuil rouge,
les livres d'autrefois,
tandis que glissent sous le toit
les jeunes hirondelles.

Publié dans Le village : Selommes

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