Nantes - Château des ducs
Petit Triboulet rêveur, posé dans la lumière sur la grande ombre en forme de croix qui s'allonge sur le toit, au-dessus du chemin de ronde, que peut-il bien penser, là-haut ?
Peut-être simplement qu'il suffit d'un peu de soleil pour faire surgir des vérités troublantes, par exemple la proximité de l'angoisse et du rire, de la mort et de la frénésie, de la méditation et de la dérision, des ombres lourdes et des fines dentelles de pierre...
Nous le savons et l'acceptons nonchalamment, fous que nous sommes. A moins que nous n'endossions l'habit de fou justement parce que, au grand soleil de la lucidité, l'ombre qui s'étend derrière nous se fait si haute, si menaçante.
Mais que j'en ai eu, du mal, à le distinguer, ce fou, dans la végétation de pierre qui court au coin de chacun des hauts murs. Il m'a fallu, pour le saisir au zoom, me plaquer contre le rempart, en bas, me pencher vers le vide, m'écorcher sur l'angle dur d'un créneau.
Le passant qui parcourt le chemin de ronde, au château, ne remarque pas tout d'abord les sculptures extraordinaires qui ornent les sommets, et, s'il a enfin reconnu leur présence, il ne peut pas, de ses seuls yeux, les distinguer clairement. Il lui faut lever la tête et se tordre le cou, puis se servir, comme d'un télescope, du zoom de l'appareil-photo : alors seulement se découvre un vaste recueil de fables et d'allégories, inscrit tout en haut des vieux murs, tout près du ciel.
Ceux qui ont posé là leurs chefs-d'oeuvre, si longtemps condamnés à rester invisibles, et qui le seraient restés sans l'invention d'appareils d'optique compliqués dont ils ne pouvaient avoir l'idée, en ont pourtant réfléchi et ciselé chaque détail à la perfection. Sachant bien qu'en art - autre folie - c'est d'abord pour le Spectateur inconnu - ou pour soi-même - que l'on travaille.
Près d'un vieux château
Place Marc Elder - Nantes
On m'avait dit : "'histoire de France... vois ça pendant l'été : c'est le prochain thème pour l'expo du club, à la rentrée..."
- Histoire de France ? Il me semblait n'avoir rien à dire, rien à montrer... alors je suis allée faire un tour au Château des ducs, à tout hasard - sachant bien que, si le hasard peut tout en effet, il ne sert vraiment que ceux qui savent le surprendre, et le forcer à révéler ces étranges secrets que tous connaissent au fond...
Près de l'entrée, alors que je me dirigeais vers le pont-levis, j'ai croisé cet homme. Je ne sais pas vraiment pourquoi je l'ai remarqué, sans doute parce qu'il était assis bizarrement tout au bout du banc, ou bien à cause de son costume venu d'Afrique, qui attirait le regard, face à ce vieux château qui se souvient d'avoir vu en habits de cour ou de prisonniers (et si c'étaient les mêmes habits ? ) Fouquet, le cardinal de Retz... et bien sûr la duchesse Anne. Mais on m'avait dit "histoire de France", alors j'ai poursuivi mon chemin, sans m'arrêter, vers le château empli de touristes.
Quand je suis sortie, avec mes photos, une bonne heure plus tard, l'homme était toujours là, dans la même position, exactement.
J'ai été alors frappée par sa ressemblance inattendue avec la statue de bronze de la duchesse Anne qui orne la petite place Marc Elder où se trouve le banc. Oui, ils se ressemblaient énormément, tous les deux...
Qu'est-ce qui les rendait si proches, ce voyageur venu de loin et cette duchesse d'ici, cette deux fois reine de France et ce migrant sans doute pauvre d'argent, cette femme debout, forte et marchant vers la gloire, et cet homme assis, un peu voûté, près de son sac à dos, au bout d'un banc "tagué"? Les teintes de bronze verdi de leurs vêtements ? Le beau drapé des tissus ? L'impassible immobilité de leurs deux corps arrêtés statufiés dans ce qui semblait avoir été un élan ?
En y réfléchissant maintenant, je crois que c'était plutôt par le regard qu'ils se ressemblaient, par cette façon à la fois ardente et incertaine qu'ils avaient, chacun, de regarder, devant eux, quelque chose qui paraissait être le pont-levis du château, et qui était peut-être l'avenir - ou le passé, ou bien encore les deux ensemble...
La pluie
La pluie de ses doigts gris
tambourine une valse
mélancolique et lente,
la valse de l'été
qui ne viendra jamais.
Et dans ses mains légères,
elle enferme le jour
qui se prend à pleurer
comme un poisson captif,
comme un oiseau en cage.
Patiente elle bat
le pouls lent de nos heures,
murmure une chanson
qu'égrène chaque goutte,
que berce chaque feuille.
Tant pis, dit-elle au jour
de sa voix d'ombre fraîche,
Tant pis, dit-elle au merle,
cherche en toi la lumière,
et vole un peu plus haut.
Douce pluie, sage pluie,
Source calme du ciel,
Ecris-le sur les vitres
et sur toutes les toiles :
le bonheur est en nous.
Et de tes ongles fins,
de tes pinceaux de soie,
fouille au fond de nos âmes
pour trouver le soleil
- et la joie qui s'y cache.
Sur le bord
S'extraire du noir et s'arracher au gris,
quitter la chambre étroite,
Sur la corde de fer
du balcon qui s'étire,
poser sa patte rousse
comme soleil et joie,
puis traverser en funambule
toute l'eau claire du ciel.
S'en aller...
S'avancer sur les toits,
courir sur les vagues du vent,
s'alléger s'envoler
se faire oiseau ou feuille,
rouler sur les nuages,
accrocher un rayon
aux branches bleues des astres.
S'évader...
Mais le mur est bien haut,
et le vent est bien froid.
Mais le sol est si sombre,
et là-bas tout en bas : cette flaque de sang...
c'est qu'on pourrait mourir...
Partir pourtant, partir,
tout élan le demande,
on sait qu'il le faudrait.
Mais le poids, le vertige
de la vie derrière nous
comment les oublier ?
Alors on reste un instant
sur le bord,
à fermer les yeux, à attendre
à rêver que l'on marche
bien au-delà de soi,
aux plages sans rivage
où les chemins s'effacent
et où les rêves battent,
comme des coeurs qui aiment,
la valse du bonheur.
Entre vouloir et être,
entre ciel et fenêtre,
entre force et tiédeur,
entre espoir et raison,
il est comme nous tous,
sur le bord,
immobile,
ce chat qui rêve d'un envol.
Dire qu'on l'a peint sur une fenêtre murée !
Prélude
Quelqu'un avait sorti un piano sur le trottoir. Un de ces vieux pianos droits dont d'habitude on joue solitaire, dans une pièce close et un peu sombre, face à une tapisserie fanée. "Jouez !" disait une affichette posée sur le couvercle.
C'était un accordéoniste tzigane qui m'avait guidée jusque là. Il jouait une valse en marchant, m'entraînant de son pas dansant, guidé lui-même par les notes du piano. Puis il a bifurqué dans une autre rue, et j'ai entendu nettement le pianiste.
Vêtu de sombre et voûté, il paraissait absorbé dans son jeu.
Il s'était lancé dans une sorte d'improvisation hachée. Il commençait un morceau. En commençait un autre. Un autre encore. Ils se ressemblaient tous un peu, sans jamais être tout à fait le même. Dans ce flux surgissaient parfois des bribes de mélodies si neuves qu'on en frissonnait d'émotion, avant que ne reprennent les premières mesures déjà connues d'un morceau précédent, pour une variation nouvelle.
Une phrase de Jankélévitch sur les Préludes de Chopin m'est revenue tout à coup en mémoire : "Prélude? Prélude à quoi ? prélude à rien... 24 Préludes, préludes à rien, préludes, et voilà tout... "
En effet, il préludait, ce pianiste solitaire au milieu des passants.
Comme tout créateur il en était toujours au commencement. A l'instant où tout est beau parce que tout démarre. Et où l'on sait déjà qu'il faudra tout recommencer. Parce que l'élan qui a voulu le commencement ne pourra jamais accepter la fin. Une petite pluie fine commençait à tomber. Et c'était comme une autre mélodie qui serait née ailleurs, un peu plus haut, un peu plus loin, comme un autre prélude. Un couple est passé, se tenant la main - des enfants presque tant ils étaient jeunes. Ils se sont arrêtés un peu pour écouter.
Puis l'accordéoniste tzigane est revenu, jouant une autre valse, tout près du pianiste qui l'a un instant accompagné. Le magasin, derrière le piano, s'appelait "A plein rêves". Sur l'enseigne il manquait un s - il manque toujours quelque chose à notre plénitude. "Prélude ? Prélude à quoi ? prélude à rien... prélude, et voilà tout..."
Comme tout créateur il en était toujours au commencement. A l'instant où tout est beau parce que tout démarre. Et où l'on sait déjà qu'il faudra tout recommencer. Parce que l'élan qui a voulu le commencement ne pourra jamais accepter la fin. Une petite pluie fine commençait à tomber. Et c'était comme une autre mélodie qui serait née ailleurs, un peu plus haut, un peu plus loin, comme un autre prélude. Un couple est passé, se tenant la main - des enfants presque tant ils étaient jeunes. Ils se sont arrêtés un peu pour écouter.
Puis l'accordéoniste tzigane est revenu, jouant une autre valse, tout près du pianiste qui l'a un instant accompagné. Le magasin, derrière le piano, s'appelait "A plein rêves". Sur l'enseigne il manquait un s - il manque toujours quelque chose à notre plénitude. "Prélude ? Prélude à quoi ? prélude à rien... prélude, et voilà tout..."
Avec dix secondes de retard
Give me back the world I remember,
One more ride on the merry-go-round, Neil Sidaka
Dès trois heures de l'après-midi on a vu la foule avancer dans les rues, vers le stade de la Beaujoire où il devait chanter le soir - des parents avec leurs enfants sur le dos et de grands sacs de victuailles, des retraités avec leur tabouret pliant et leur parapluie à carreaux, des gens de tous les âges, venus de partout.
A la sortie du parking du supermarché où je m'étais imprudemment garée, ils avançaient en longues rangées calmes. Comme je n'allais pas dans la bonne direction, on m'interpellait - "C'est par là... Faut aller voir Johnny, on vend des places à vingt euros..."
Sur la route, j'ai rencontré ces jeunes, avec leurs tatouages et leur longue écharpe "Johnny", qui attendaient en buvant des bières. Voyant que je m'arrêtais pour le photographier, le plus petit s'est avancé vers moi. J'ai eu peur pour mon appareil-photo... mais il a passé autour de mes épaules l'écharpe "Johnny", et il m'a embrassée sur les deux joues. Il était content. Tout était si léger, si facile.
Un vieux monsieur s'avançait avec son déambulateur, soutenu par sa fille, très grand, très blanc, et on s'écartait doucement devant lui. Il pleuvait, il faisait presque froid, mais Johnny allait mettre le feu, tout à l'heure, et ces gens qui avaient travaillé toute la semaine, ou toute la vie, ces gens qui avaient encore devant eux des heures d'attente avant le début du concert, ces gens qui étaient venus de loin, étaient heureux.
Maintenant, la nuit va tomber, et dans toute la ville on l'entend.
On dit que c'est sa dernière tournée. On l'a déjà dit plusieurs fois. On le dit maintenant à chaque fois.
Renvoyée par les amplis dans tous les jardins, toutes les cours d'immeubles, rentrant par toutes les fenêtres entrouvertes, la voix n'a pas vraiment vieilli, très bien timbrée encore, elle reprend inlassablement les tubes du passé. Cette chanson, par exemple, que mon voisin de Châtellerault mettait chaque soir sur son pick up en rentrant de l'usine, toujours la même - cette chanson que chaque soir, pendant un an, j'ai entendue, cette chanson que je ne pouvais plus supporter - je ne sais pas comment elle s'appelle, mais je l'entends très distinctement ce soir dans mon jardin dont le sol vibre.
Plus fort encore, ensuite, j'entends résonner l'immense clameur et les applaudissements des spectateurs.
Ce qu'ils applaudissent, si ardemment, dans la nuit qui tombe tout à fait maintenant, c'est peut-être, c'est forcément autre chose que cet homme déjà âgé et teint, en costume pailleté, qui hurle devant eux dans son micro, sous la lumière factice des stroboscopes, entouré d'un orchestre démesuré. Oui, c'est sûrement autre chose, voilà ce que je me dis, dans la nuit qui s'épaissit, tandis que reprend la voix lointaine. Qu'est-ce donc ? - peut-être leur jeunesse, ou celle de leurs parents, l'illusion d'un monde resté intact, celui des années soixante, des déesses, des quatre-ailes et des ami 6, du général de Gaulle, de tante Yvonne, des pop-stars, de l'ORTF et du train Interlude avec sa petite gare de La Solution où tous les problèmes trouvaient une fin paisible. L'angoisse un moment suspendue de ce qui passe et ne revient pas. Le désir simple de vivre heureux, d'être ensemble, de ne plus se quitter.
Dans la nuit tout à fait tombée maintenant, j'ai presque peur qu'elle cesse, cette voix qui m'assommait autrefois, qui m'exaspérait, il y a si longtemps, quand chaque soir je subissais le vieux pick-up de mon voisin.
C'est curieux, je viens seulement d'y penser : si le stade est à trois kilomètres de chez moi, comme je le crois, j'entends la voix de Johnny avec dix secondes de retard. Dix secondes, le temps que cette vibration met à courir en tremblant, du sol du stade au sol de mon jardin. Dix secondes où déjà s'est logée l'inexorable loi du temps.
Il faut
Balcon - rue Crébillon - Nantes
Pourquoi suis-je là, assise dans ce salon, face à ces gens qui m'observent de loin, près de cet hôte aussi déplaisant que courtois ? Il prétend aimer la musique. Il collectionne les enregistrements rares. Ah oui ? - Oui, je dis. Oui, bien sûr... Oh, tout à fait... Oui. Oui oui.
C'est un snob méloman. Il n'y a pas de pire espèce. Il faudrait trouver une porte. Là, dans le mur, derrière la grande tenture indienne, peut-être, une porte dérobée, une issue...
Mais voilà qu'après m'avoir longtemps jaugée du regard aigu de ses petits yeux, il me demande si j'aime Mozart. - Bien sûr, oui, tout à fait, j'aime Mozart.
- Mais quoi, de Mozart ?
Comme s'il était possible de ne pas aimer tout de Mozart, de l'aimer comme on aime un être aimé, pour chaque inflexion de sa voix, pour les plus simples phrases, et même pour ses erreurs, pour tout ce qui porte sa marque inimitable et adorable. Je réponds tout de même encore une fois. Car je sais que celui qui m'interroge, dans ce coin obscur du salon, ne mettra de terme à l'interrogatoire que lorsqu'il sera absolument certain de la place où il faut me mettre - dans cette ombre du coin, définitivement, ou bien dans la lumière, là-bas, où les femmes décolletées et les hommes détendus qui m'observent sans en avoir l'air bavardent en tenant des coupes de mousseux. Je réfléchis un instant, et je réponds :
- Les Noces, la sonate K332, et ... et... Idoménée...
Heureusement que j’ai dit les Noces au lieu de Figaro, que j'ai pensé à Idoménée que personne ne connaît, et que j’ai oublié le Requiem que pourtant je vénère mais "qui n'est pas entièrement de Mozart", comme il n'aurait pas manqué de me le faire remarquer... Et la sonate K332, sur laquelle j'ai jadis peiné au piano... je n'ai pas perdu mon temps alors, finalement, car elle a été, je l'ai bien senti, du meilleur effet...
- C'est ce qu'il faut aimer, en effet, approuve mon examinateur après un temps de réflexion, puis il va me chercher une coupe de Crémant, m'autorisant ainsi à m'avancer craintivement un peu plus près du cercle de lumière, là-bas, où évoluent, avec l'aisance gracieuse et dansante qui les caractérise, les étranges papillons à ailes d'or de cette soirée mondaine dans laquelle je me suis égarée.
Il faut, c'est à cela qu'on reconnaît les snobs. Il faut avoir un blouson Chevignon, il ne faut pas avoir un beau-père camionneur. Il faut avoir pour amis les S... , il ne faut pas parler des P.... Il faut aller au festival de la Chaise-Dieu, il ne faut pas aller au Musée Grévin. Il faut aller chercher son fromage chez Androuët, il ne faut pas manger de fraises Tagada. Il faut pêcher à la mouche, il ne faut pas pêcher à la ligne. Il faut aller à Saint-Jacques de Compostelle à pied, il ne faut pas aller à Lourdes en autocar. Il faut, il ne faut pas...
Les snobs sont des êtres si fragiles, si peu assurés d'eux-mêmes, ils ont besoin de lois innombrables, de règles impérieuses. Sans sa provision de il faut - il ne faut pas, un snob s'effondrerait. Il ne saurait plus du tout qui il est, lui qui ne fut jamais que son puéril effort pour être - non, pour en être.
Le sorcier
"CHAKA -. : Ah ! te voilà, Voix Blanche, voix partiale endormeuse.
Tu es la voix des forts contre les faibles, la conscience des possédants de l'Outre-Mer."
(L.S. Senghor, Chaka, Chant I)
C'était très étonnant d'apercevoir, dans la cour du Passage Sainte-Croix, par la fenêtre de la petite salle qui accueille l'exposition des portraits de notables nantais réalisés au tout début du XIXe siècle par le placide Jean-François Sablet, ce "sorcier" africain, venu du musée des Beaux-arts, exposé là pour l'été.
De longues ombres tranchantes accompagnaient sa danse, et les bourgeois nantais encadrés d'or, de leurs yeux éteints assombris par la patine, le regardaient tranquillement bondir derrière la vitre.
C'était très étonnant, vraiment, dans une ville notoirement enrichie par la traite négrière, d'assister à cette confrontation - dont le sens paraissait cependant échapper aux rares visiteurs et aux passants qui traversaient, indifférents et pressés, le petit patio.
Mais ce qui m'a particulièrement intéressée, quand je me suis rendue dans la cour pour voir de plus près ce "sorcier", c'est la notice qui en expliquait l'histoire. Je vous laisse lire vous-même :
Avez-vous remarqué la dernière phrase : "Ward dresse ici un stéréotype qu'il conçut d'après ses propres observations" ?
J'en suis restée toute rêveuse...
Car c'est d'une justesse frappante, d'une finesse aiguë de lame, ce qu'a écrit là, dans son embarras bien compréhensible face à une statue aussi clairement, aussi naïvement raciste -, l'anonyme rédacteur de la notice : l'observation n'a jamais empêché le moindre préjugé.
Et les gens qui portent témoignage auront beau vous assurer qu'ils savent de quoi ils parlent, qu'ils ont vu et entendu, ils ne vous rapporteront jamais rien qui ne soit revu au filtre des stéréotypes à travers lesquels ils perçoivent le monde - leur monde. Mieux encore, leurs observations personnelles ne feront en général que renforcer ces stéréotypes et rendre impossible toute vision neuve, en les appuyant sur ce qu'ils croiront toujours être la raison et la preuve - et qui n'est bien sûr que le préjugé qui les a faussées. Et c'est ainsi, "d'après leurs propres observations", qu'ils concevront et renforceront les "stéréotypes" qui balisent solidement leur chemin, aux territoires mouvants et incertains de la pensée, où la vérité est plus difficile à saisir que tous les bosons de Higgs de l'univers.
Ce Ward, qui a visité les profondeurs les plus cachées de l'Afrique encore inexplorée - comme le disaient alors les Stanley, les Livingstone, ou même les simples René Caillé -, n'a vu dans ce sorcier, qu'il a peut-être rencontré, auquel peut-être même il a parlé, que ce que les bons bourgeois de Nantes en voyaient sans jamais avoir quitté leur ville : un cannibale à viser de la pointe d'un fusil civilisateur, un sauvage frénétique à coucher dans la fosse de Chaka, après la danse, avec tous ses gris-gris.
Il est allé très loin, ce monsieur Ward, mais il avait emporté ses lunettes, aussi n'est-il jamais parti.
Nous sommes les gardiens du phare
"Jean-Paul Eymond et Serge Andron ont remis, vendredi 29 juin, la clef de Cordouan, le plus ancien phare du pays, après trente-cinq ans de bons et loyaux services. Avec leur départ à la retraite, la profession de gardien de phare d'Etat s'éteint." (Le Monde, 30 juin 2012)
"[...] Bientôt, ils seront tous là, tous les gardiens de phare, tous mes prédécesseurs, à guetter, avec moi, le dernier hélicoptère, le dernier filin, parce qu'on va tous repartir, ils résonnent, une multitude de pas, combien sont-ils, combien furent-ils... " (Eric Faye, Je suis le gardien du phare)
"J'ai toute la nuit devant moi." (Jean-Pierre Abraham, Armen)
C'en est fait. L'histoire est accomplie.
Il n'y a plus, dit-on, il n'y a plus de gardien, là-bas, dans les tempêtes et dans la nuit.
Se peut-il vraiment qu'il ait disparu, qu'il ne soit plus qu'un souvenir,
le solitaire au loin,
celui qui gardait du naufrage les grands navires posés sur l'horizon,
celui qui notait dans ses livres la lentehistoire de la mer et du ciel,
celui qui veillait sur le feu comme un prêtre ou un dieu,
celui qui grimpait sans vertige l'échelle accrochant au néant la tour d'humanité,
celui qui parlait aux oiseaux trempés de sang et aux vagues démentes,
celui qui faisait son nid au penchant des orages, aux branches nues des astres,
celui qui promenait la lampe sur la tempête et sur l'informe,
celui qui là-haut se tenait comme une île immobile,
au centre de tout ce qui hurle et de tout ce qui passe ?
Il protégeait dans le vent fou la tremblante demeure. Où donc est-il allé ?
Maintenant que le feu ronfle seul dans la maison qui brûle,
que les navires de fer se guident aux signaux de machines inconnues,
où se tient-il, le brave homme aux yeux clairs qui veillait sur le monde ?
Peut-être avons-nous eu tort de nous fier si longtemps à sa fidélité lointaine, peut-être est-il temps de le comprendre, que c'est à nous, aujourd'hui que nous voilà seuls, aujourd'hui qu'il fait nuit, de devenir, de nos lumières inquiètes et de nos routes incertaines, les veilleurs assidus.
Nous sommes les gardiens du phare.