Dans son château de carton-pâte, assis sur son trône de bois blanc, vit un roi débonnaire. On le transporte sur un char comme un vieux souverain mérovingien, parmi les animaux et les enfants, dans les rues de la ville en liesse. Des fées le regardent passer, des papillons immenses se posent autour de lui. Sa couronne de plastique, piquée de perles grossières et de rubis factices, luit au soleil autant qu'une autre, dans ses dorures d'Epiphanie, et son simple manteau de velours rouge l'enveloppe de toute la dignité modeste qui lui sied. Il n'a d'autre escorte que quelques jeunes gens en blouson et désarmés. Il n'a d'autre sceptre qu'une main de justice, de raison et de charité, taillée dans un bout de carton emballé de papier doré, qui lui sert à saluer et à bénir, inlassablement, la foule heureuse.
Le roi du Carnaval année règne aussi au Bouffay. Comme son cousin parisien de Montmartre, il administre en Gargantua la commune libre de ce vieux quartier. Chaque année il y vendange joyeusement son carré de vigne en amitié, et chante en buvant de son petit vin clairet la devise éternelle de son beau pays : "Humour, bonté, gaieté ".
Maître du rire, de la fête et de la fantaisie dans ses domaines minuscules, il règne en dieu le père sur le plus vaste des royaumes : l'autre monde, revers du nôtre - le monde à l'endroit où tout est à sa place, où nul mot ne meurt, où aucune harmonie ne se perd, l'Eden que créent et que recréent, à l'infini, dans tous nos coeurs vivants, chaque instant de bonheur, chaque lueur d'humanité, chaque étincelle de la joie, chaque appel de la liberté, et chaque effort de la bonté.
-Utopie, dites-vous, songe-creux...
-Songe, oui, mais songe sage. Car prenez garde à cela : aucun rêve ne changera jamais le monde, mais seuls les hommes qui rêvent peuvent changer quelque chose à ce monde - ce terrible monde à l'envers où il nous faut bien vivre.
Le photographe
Carnaval de Nantes - 1er avril 2012
Celui-là s'était juché, à découvert, sur un abri de tramway, face au grand troupeau débridé des chars du carnaval. Il ne voulait pas en manquer un seul, il les tenait tous en joue. Je l'ai vu, j'ai visé, j'ai tiré... et de mon simple D3100 je l'ai eu, lui, le noir aventurier aux aguets, l'homme à l'EOS5D qui braquait sur le monde le long canon de son téléobjectif à super zoom. Je l'ai eu vivant, et même peut-être un peu éternisé...
Le photographe est un chasseur. Il sait se poster au bon endroit, braver tous les dangers, franchir tous les obstacles. Longtemps il scrute, il observe. De son regard avide il fouille et perce le mystère des êtres et des objets. Puis il arme son appareil, calcule lentement, pèse l'ombre et mesure la lumière, et, brusquement, sur la proie qu'il guettait, il déclenche le tir. Un seul coup suffit souvent, parfois c'est une longue rafale. A l'autre bout quelqu'un ou quelque chose est pris - saisi.
Car, sachez-le bien, ce que vise le photographe, c'est le coeur.
Toujours le coeur.
Le coeur des choses, le coeur des êtres.
Le coeur qui bat, le coeur qui vibre, le coeur vif au galop,
le coeur ardent et frémissant de tout ce qui sait vivre.
Mais aussi le morne coeur délaissé, oublié dans son ombre,
le coeur fossile et endormi de tout ce qui s'ignore.
Le coeur, je vous dis, le coeur du monde,
qu'il faut viser pour qu'il ne meure jamais.
Les confettis
Etre un enfant, rire et s'émerveiller pour un peu de papier.
Etre un enfant, cueillir comme des fleurs les déchets de la fête.
Etre un enfant, et pêcher sur le sol les étoiles d'en haut.
Etre un enfant, s'accroupir sur les ombres pour trouver la lumière.
Etre un enfant, voir la douceur des neiges sur la peau du bitume.
Etre un enfant, saisir entre ses doigts ce qui n'a pas de prix.
Etre un enfant, chercher comme un oiseau le grain sur la grand'route.
La maison
Tout au bout de l'avenue qui mène à la gare en ruines, elle est toujours là. On l'avait bâtie de béton, aussi se tient-elle encore droite et lourde. Mais rien n'a pu empêcher la pluie de salir le crépi des murs, rien n'a pu empêcher les saisons de recouvrir le toit de lichens et de mousses, rien n'a pu empêcher le gel et le vent âpre de la Beauce d'écailler la peinture des volets, ni le vieux store de tomber comme une paupière usée sur un oeil mort.
Les hauts tuyas qui l'habillaient de frais ont été brutalement coupés comme les lauriers du bois dans la chanson oubliée dont j'ai un jour su les paroles. La voilà mise à nu, et son pauvre corps gris de vieille fait mal à voir.
Ma chambre était à l'étage, devant, juste au centre. Quand j'y suis entrée pour la première fois, j'avais juste six ans et j'avais éprouvé un ravissement qui me bouleverse encore, devant les murs tapissés de petites roses. C'était un beau jardin de rêve et de papier, où j'ai cueilli ma part de bonheur - celle qu'il faut se dépêcher de saisir sur les branches du temps. Depuis, la moisissure, cette sombre créature qu'on enfermait alors à la cave, a grimpé sauvagement l'escalier ciré, pour tout redessiner en noir et blanc là-haut.
Dans le jardin, derrière, sur le talus, poussaient des coquelicots que je dépeçais chaque printemps dans leurs boutons encore fermés, pour faire surgir leurs robes pâles et froissées, d'une beauté délicate de promesse et d'espoir. J'avais de fugaces remords quand ils mouraient ensuite au soleil, abandonnés. Il y avait aussi de longues colonies immobiles de ces punaises noires et rouges qu'on appelait gendarmes et qui attendaient on ne sait quoi de terrible au coeur de la lumière, l'été.
La porte d'entrée, qui conduisait à ce jardin, était toujours ouverte. Elle est toujours fermée maintenant, soigneusement fermée à clef. On craint probablement que des vagabonds ne s'installent. Mais nulle serrure ne peut arrêter les squatters muets qui logent là sans qu'on le sache : nos coeurs d'enfants qui s'obstinent.
L'incendie
Carnaval de Nantes - 1er avril 2012
Le carnaval venait de commencer, et les chars s'apprêtaient à partir, quand l'incendie s'est déclaré soudain. C'était tout près, du côté de la rue Crébillon, ou de la place Royale. Un vent rageur, sans doute envoyé par Neptune en personne, rabattait sur la foule de grands nuages âcres et sombres.
J'ai aperçu la fumée alors que je longeais le char d'Ulysse, certainement le plus beau de tous, et le plus impressionnant, avec son armée d'hoplites casqués d'or. Une immense queue de sirène terminait le cortège, battant l'air lourd et agité comme la houle. Mordant le ciel, elle avait l'air d'appeler sur la ville la tempête et la mort. Les hoplites armés de carton l'entouraient de leurs lances hérissées, tandis qu'Ulysse la défiait bravement sur son navire arrêté.
C'était étrange, au milieu de la fête un instant suspendue, de voir l'angoisse, l'incendie, le chaos et les monstres venir du fond des âges nous rappeler que toute insouciance se conquiert sur la menace, que la joie est précaire, et qu'elle n'en est que plus précieuse.
Il y a eu un moment d'hésitation. Puis le Roi a donné, de son sceptre de plastique doré, l'ordre de continuer. Ulysse et ses amis se sont lentement mis en route, et, tous, sagement, suivant la vieille loi de Carnaval, ont détourné les yeux de cette fumée noire qui piquait nos narines, pour avancer résolument vers la part de bonheur qui leur était promise, en ce jour de soleil, de musique, de folie et de danse.
Nourritures du dimanche
Vitrine d'une boulangerie - 1er avril 2012 - Quartier Doulon à Nantes -
"Le vivace et le bel aujourd'hui" (Mallarmé)
Le pain soleillant du jour, la musique angélique de Bach, et la fête endiablée des rues au carnaval de cet après-midi : toutes les nourritures, terrestres et célestes, étaient rassemblées dans cette vitrine du dimanche. Et le N à l'envers, dans son effort d'arc-boutant pour retenir une maison penchée comme une vieille église, mettait la dernière touche, involontaire et pourtant magistrale, à ce tableau naïf, chef-d'oeuvre boulanger d'art brut que n'aurait pas renié Gaston Chaissac, mon ami de Vendée.
C'était si bon et si joyeux que je me suis arrêtée pour admirer.
Et puis c'était si beau, c'était si simple aussi, que j'ai dit oui à tout.
Au rouge, au noir, au bleu du ciel et au jaune des blés, aux teintes diaprées de la vie,
à la chaleur de la mie, à la douceur du pain,
aux ciseaux de la boulangère, et à ses tendres coloriages,
à la rosace de l'harmonie, à la spirale des voix humaines, à l'or des chants et des vitraux,
aux grands chariots fous allant sous le soleil, au roi du carnaval couvert de confettis,
aux multiples saveurs du bonheur que chaque coeur pétrit,
j'ai consenti.
A tant de maladresse, à tant de savantes promesses,
à l'infini, au périssable, à l'humain, au divin, à l'idéal et au grotesque,
aux dons d'hier et de demain, et à toutes les grâces de ce bel aujourd'hui si vivace,
j'ai acquiescé.