Chemin d'ailes
Sur le chemin, les ailes ouvertes, elle m'attendait.
Je me suis souvenue.
Enfant, j'avais un vieil instituteur - sourcils noirs blouse grise voix d'orage - un de ces durs hussards qui instruisaient à coups de règle les enfants des campagnes. Je le redoutais, je tremblais quand son ombre haute et large s'écrasait comme un poing sur ma table en fronçant ses sourcils de tonnerre...
Un après-midi de printemps, un de ces beaux après-midis de mai qui roulaient comme de joyeux ruisseaux vers l'immense océan des vacances d'été, il nous avait emmenés mesurer les rues du village avec la grande et lourde chaîne d'arpenteur - c'était l'heure de la leçon de choses.
Je ne sais plus combien de dizaines d'hectomètres, de centaines de mètres, de milliers de décimètres, de millions de centimètres et de milliards de millimètres pouvaient bien compter, cet après-midi-là, les rues de notre petit village, enroulées autour de l'église comme la paille dans le nid - mais je le vois encore, le dur instituteur, se penchant soudain sur le chemin pour ramasser ce qui ressemblait à une simple feuille.
Il s'est redressé, a contemplé au soleil son humble trouvaille, puis il l'a lancée délicatement en l'air. La petite feuille s'est mise à tourner bizarrement, traçant dans l'air bleu des ellipses étranges.
-Samare, a-t-il dit avec admiration, disamare de l'érable.
C'était la première fois que nous le voyions sourire.
Et la feuille est retombée très doucement sur le sol.
Il s'est penché de nouveau, rêveur, l'a de nouveau ramassée, relancée, et de nouveau la feuille a tracé dans l'air bleu ses cercles mystérieux.
-Disamare, a-t-il encore dit, graine d'érable.
Pour la seconde fois nous l'avons vu sourire.
Il a rouvert sa main dans le vent qui passait.
-Anémochorie !
Et la graine, emportée par ce mot magique, s'est envolée, tourbillonnant toujours, par-dessus le muret de la ferme Hallouin.
Nous avons repris la chaîne, la lourde chaîne à mesurer le monde. Et lui, rogue et sévère de nouveau, nous a obligés à tout recompter, hectomètres, mètres, décimètres, centimètres et millimètres, avec une féroce exactitude.
Mais la graine d'érable, la samare-libellule ramassée sur le sol et jetée dans l'air bleu, elle s'en était allée si loin, par le jardin des Hallouin, par la route de Merlette, au-dessus des ruisseaux, des rivières et des océans, si loin au-delà du village, si loin sur son chemin d'ailes, si loin qu'aucune chaîne d'arpenteur n'aurait pu suffire à mesurer son élan.
En y réfléchissant aujourd'hui, je crois bien que, cet après-midi-là, la leçon de choses était une leçon de poésie.
Mais peut-être lui-même ne l'a-t-il jamais su.