Coeur volé
On a peine à y croire... mais c'est dans tous les journaux aujourd'hui... Volé ! on nous l'a volé, le reliquaire de la reine Anne !
Son coeur n'y était plus, le nôtre ne battait plus vraiment pour lui.
Pourtant c'était si bon de le savoir bien là, brûlant pour nous dans l'ombre, semblable à ce noyau embrasé du monde sur lequel nous marchons plus légers de le savoir si lourd.
Que je vous raconte un peu ce que c'était chez nous que ce coeur...
...ça remontait à loin, très loin, au temps où les rois de ce monde, comme les saints de l'autre, dispersaient leurs cadavres, pour s'offrir en tout lieu à l'amour des sujets.
Et c'est ainsi qu'après sa mort, son corps ayant été enseveli à Saint-Denis, le coeur d'Anne de Bretagne, parfumé d'aromates et noué de bandelettes, s'en vint tout seul à Nantes, sa ville ducale, orner l'église des Carmes, enchâssé dans un splendide reliquaire d'or portant couronne à neuf trèfles et neuf lys.
Il y resta longtemps, tranquille, se flétrissant comme un vieux parchemin dans sa reliure dorée.
Quand la révolution survint, qu'elle vida les églises, arracha les rois de leurs châsses, poussa leurs derniers restes aux fossés et aux écuries, le vieux viscère desséché disparut. Nul n'a jamais vraiment su s'il servit, comme la poussière d'Alexandre, de bonde à un tonneau, ou de festin à un chien fou ; s'il devint le foyer d'une horde de vers nomades, ou la mumie d'un peintre friand de pigments rares...
On avait réussi pieusement à sauver la précieuse enveloppe, on l'avait enterrée avec pompe, au grand manoir de monsieur Dobrée, et, ma foi, on n'en demandait pas davantage.
Après tant de siècles et de vicissitudes, ce grand coeur au musée, ce n'était plus vraiment son coeur, ce n'était plus vraiment le nôtre.
Et puis les jours passaient, les esprits s'échauffaient, on avait autre chose à penser, vous comprenez, des Zad par ci et des Zad partout... D'ailleurs on avait fermé le musée pendant de si longs mois. Qui donc se souvenait encore de lui, si fragile rayon de l'amour d'une reine, se balançant doré dans son palais Dobrée ?
Mais aujourd'hui
qu'on nous l'a volé
volé perdu fondu peut-être
Nous voilà solitaires
nous voilà orphelins
nous voilà sans chemin
boiteux et trébuchants
sur nos rues dépavées
c'est un peu comme si
s'était dérobé sous nos pieds
ce core ardent du Temps,
qui fait tourner la Terre,
et donne à chaque ville
sa place dans la ronde
des siècles.