L'absent de Noël
Ce matin, au feu rouge, attendant dans la longue file qui menait au supermarché, j'ai aperçu dans mon rétro ce très vieux Rom qu'on voit souvent se glisser entre les voitures en tendant la main. Il portait cette fois un costume de Père Noël.
Qui lui avait donné ce costume d'un rouge et blanc éclatant d'acrylique ? Qui l'avait affublé en Noël made in China ? Qui était venu le déposer en ce lieu dangereux pour qu'il faufile entre les roues sa maladresse de vieillard ? Il y a en ce monde tant d'esclaves... C'est encore plus ignoble, quand on leur fait endosser le costume de la joie et de la générosité...
Instinctivement, j'ai attrapé mon appareil-photo pour saisir dans le rétro cette pauvre silhouette. On croit toujours que les photos vont prouver on ne sait quoi qui n'est plus à prouver, qu'elles nous aideront au moins à ne pas oublier, peut-être à mieux comprendre... J'ai toujours avec moi un appareil-photo, et souvent je me dis qu'il ne me sert pas exactement à photographier, mais simplement à regarder, c'est-à-dire à poser sur le monde le cadre qui seul peut faire surgir le sens - ou le non-sens de la scène qu'il dessine.
Au feu, bien sûr, je n'avais qu'un instant, j'ai photographié le rétro sans rien régler, sans rien vérifier - on verrait bien plus tard, plus tard, plus tard je regarderais... Sans doute aussi me sert-il surtout à cela, cet appareil-photo que j'ai toujours sur moi : à regarder plus tard, à regarder avec retard, avec ce décalage qui seul peut faire surgir les vérités que le présent nous cache.
Quand j'ai enfin re-gardé le cliché, le soir, à ma grande surprise, le mendiant de Noël était absent du cadre que le rétro devait lui dessiner. J'étais certaine pourtant de l'avoir vu dans le viseur, quand j'avais appuyé rapidement sur le déclencheur. Certaine, absolument certaine qu'il y était quand j'avais pris le cliché. Mais sur l'image que j'avais cru saisir, il fallait se rendre à l'évidence, il n'y était plus. Il avait disparu.
Disparu, de tout son rouge criard avalé dans le gris de ce matin pluvieux, emporté dans le flou où se perdent les ombres, le triste père Noël qui mendiait en esclave. Oublié, effacé de ce jour où la joie commande. Plus même une tache rouge et vague.
Plus rien, que ces gouttes de pluie comme larmes au vent.
Il y a en ce monde tant de gens qui ne peuvent subsister qu'en s'effaçant.
Tant de pauvres gens qui ne survivent qu'en absents, et qui n'y sont jamais.
Si seulement cela pouvait, Noël, être la joie de ces absents de toutes joies.
Si seulement il pouvait, notre papa Noël, se défaire des oripeaux de fête fausse dont les commerçants l'ont revêtu, si seulement il pouvait se mettre enfin à nu, pour faire battre de joie, sur le tambour vivant de son vieux coeur humain, toutes ces mains tendues qui cognent sans espoir aux portes fermées du bonheur.