Avares

Publié le par Carole

Blois, maison dite "de Denis Papin"

Blois, maison dite "de Denis Papin"

C'est une étrange maison, posée comme un pont sur la rue, à regarder passer les badauds comme une eau qui s'écoule.
Et, lorsqu'on passe en badaud sous ce haut pont de colombages, c'est, dans l'ombre humide, une plus étrange apparition encore : une tête de bois coincée dans la muraille, soudain nous dévorant des yeux, tandis que ses mains paralysées crochent éternellement pour l'enfouir dans le mur on ne sait quoi de rond et de large qui ressemble à des pièces de monnaie - ou à des palets de joueur - peut-être à de petites galettes de boulange.
 
Mais qu'importe que ce soit or, bois ou farine, ce qu'entasse dans l'ombre la créature fabuleuse née du génie moraliste d'un sculpteur anonyme.
 
Pour moi, ces mains qui crochent, ces yeux creux et immenses qui cherchent à posséder tout ce qu'ils voient, cette bouche tordue qui voudrait non seulement inspirer, mais engloutir l'air qu'elle respire, pour ne plus jamais l'expirer, ce visage enfermé, muré dans son pan de torchis, ce sont les mains, les yeux, la bouche, le visage même de l'avare, incapable d'admettre que le temps nous prend tout. Qui finit, à force d'avoir voulu tout posséder et tout immobiliser par sa possession, par s'emmurer lui-même. Ayant cessé de vivre d'avoir refusé de donner au temps, qui passe et veut qu'on passe, la part des ombres.
Alors, qu'importe que ce soit cuivre, boulange ou bon argent, ce qui se serre et ce qui se terre sous ces doigts à jamais raidis.
 
Ce n'est pas seulement de notre argent que nous sommes avares, peut-être même est-ce le moins fréquent.
Non, si souvent, ce que pour rien au monde nous ne voulons lâcher, ce dont nous sommes le plus avaricieux, c'est de nos petits bonheurs et de nos souvenirs infimes, de nos réussites modestes, de nos biens minuscules, de nos objets poussiéreux, de nos fidélités usées, de nos habitudes enkystées, nous qui accumulons pour faire rempart à la disparition tant de pauvres biens morts aussitôt qu'entassés, enterrant dans leurs murs cette vie que nous mettions tant d'ardeur à retenir en eux.
Cette vie qui nous fut donnée pour rien, cette vie dont on ne peut rien épargner, cette vie qu'on ne peut mettre de côté, cette vie qui ne brûle que par ses deux bouts, cette vie qui ne chante qu'en oiseau sur sa branche, cette vie destinée à se dissiper, à se gaspiller, à se perdre à tout perdre.
 
Passer.
Il ne faut que passer.
Pour rien.
Juste passer.
Comme badaud sous le pont.

 

Publié dans Fables, Blois

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M
Cette vie qui rejoint l'éternité dans la mort car la vie, la mort c'est pareil dit Miyamoto Teru (que je lis en ce moment) alors que gaspille-ton vraiment?
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N
Une sorte de renoncement à tout? Réflexion douce-amère quand la vieillesse est là. Je ne cesse de m'interroger sur le sens de la vie, tout en pensant qu'il n'y en a pas.
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L
beaucoup de mélancolie dans ce texte mais peut-être me trompé-je
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C
"Ces avares, en un mot, ont des trousseaux de clefs rouillées, dont ils ne se servent point, des cassettes où leur argent est en dépôt, qu’ils n’ouvrent jamais, et qu’ils laissent moisir dans un coin de leur cabinet ; ils portent des habits qui leur sont trop courts et trop étroits ; les plus petites fioles contiennent plus d’huile qu’il n’en faut pour les oindre ; ils ont la tête rasée jusqu’au cuir, se déchaussent vers le milieu du jour pour épargner leurs souliers, vont trouver les foulons pour obtenir d’eux de ne pas épargner la craie dans la laine qu’ils leur ont donnée à préparer, afin, disent-ils, que leur étoffe se tache moins." De l'épargne sordide, La Bruyère.
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A
"Ne pas construire <br /> ne rien bâtir.<br /> <br /> Être à l’affût des joies qui passent<br /> les caresser sans les cueillir<br /> elles s’effacent… <br /> y consentir"<br /> <br /> De douces fêtes à partager avec ceux que tu aimes, Carole !
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A
Désolée pour le doublon
Q
J'aime ton regard sur la vie.<br /> Merci de nous rappeler ce qui est le plus important.<br /> Je te souhaite un merveilleux Noël.<br /> Passe une douce journée.
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R
Un peu de philosophie avant le "dérèglement" des fêtes : cela ne fait pas de mal ! Merci Carole. Belle fin d'année à vous. Amicalement, Richard.
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L
Voici une pensée magnifiquement exprimée, que je partage entièrement. Nous ne sommes que des passants, provisoires. L'existence en elle-même n'a pas de sens, fruit du hasard. Absurde. La seule façon de lui donner une raison d'être est d'agir, de par notre propre volonté, pour le meilleur de ce que nous sommes capables de faire... <br /> Je suis un peu fatiguée, et pas sûre d'être bien claire. Mais je plussoie. De ça je suis certaine.
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A
Merveilleux, Carole !...
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A
Mon commentaire est parti...il était tout petit, il a dû se perdre...
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A
D'après ta réponse à eMmA, celui de Quichottine a disparu aussi.<br /> <br /> En fait il n'était pas de moi: "rien ne passe si ce n'est le passant"
C
Tes commentaires me semblent toujours "grands", mais celui-là, non, je ne le vois pas. J'espère qu'il ne s'en perd pas trop comme ça...
E
Très beau billet qui nous offre de grands pans de réflexion sans doute très justes, mais dont j'ai trouvé la tonalité un peu amère...<br /> J'ai la faiblesse (ou bien est-ce avarice de coeur ?) de croire que nos vies qui passent servent de relais pour notre descendance qui, certes en feront ce que bon leur semble, viendront se mêler et s'emmêler à leur propre descendance pour construire un tout dont nous ne sommes pas pour rien. A nous de mériter de faire partie de la chaîne...<br /> Belles et heureuses fêtes de fin d'année.
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C
Oui, ce que tu dis est vrai, mais sachons bien que de nous il ne restera rien ou très peu, peut-être seulement, pour un temps (et pour répondre aussi à Quichottine), ce que nous aurons su créer. A nous en effet de mériter une toute petite place dans la chaîne...
O
je pense au sculpteur....à ses doigts..qui vont donner une nouvelle vie à ce bout de bois qui aurait été destiné à être métamorphosé en terreau ou qui se serait sacrifié à réchauffer un foyer...bonnes fêtes de Noël, chère Carole
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C
Bonnes fêtes à vous aussi, sculpteur qui donnez vie au bois !
J
Belle et juste définition de cette vie, riche ou moins riche, qu'importe, il faudra un jour tout lâcher... bon Noël Carole, jill
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