Avares
C'est une étrange maison, posée comme un pont sur la rue, à regarder passer les badauds comme une eau qui s'écoule.
Et, lorsqu'on passe en badaud sous ce haut pont de colombages, c'est, dans l'ombre humide, une plus étrange apparition encore : une tête de bois coincée dans la muraille, soudain nous dévorant des yeux, tandis que ses mains paralysées crochent éternellement pour l'enfouir dans le mur on ne sait quoi de rond et de large qui ressemble à des pièces de monnaie - ou à des palets de joueur - peut-être à de petites galettes de boulange.
Mais qu'importe que ce soit or, bois ou farine, ce qu'entasse dans l'ombre la créature fabuleuse née du génie moraliste d'un sculpteur anonyme.
Pour moi, ces mains qui crochent, ces yeux creux et immenses qui cherchent à posséder tout ce qu'ils voient, cette bouche tordue qui voudrait non seulement inspirer, mais engloutir l'air qu'elle respire, pour ne plus jamais l'expirer, ce visage enfermé, muré dans son pan de torchis, ce sont les mains, les yeux, la bouche, le visage même de l'avare, incapable d'admettre que le temps nous prend tout. Qui finit, à force d'avoir voulu tout posséder et tout immobiliser par sa possession, par s'emmurer lui-même. Ayant cessé de vivre d'avoir refusé de donner au temps, qui passe et veut qu'on passe, la part des ombres.
Alors, qu'importe que ce soit cuivre, boulange ou bon argent, ce qui se serre et ce qui se terre sous ces doigts à jamais raidis.
Ce n'est pas seulement de notre argent que nous sommes avares, peut-être même est-ce le moins fréquent.
Non, si souvent, ce que pour rien au monde nous ne voulons lâcher, ce dont nous sommes le plus avaricieux, c'est de nos petits bonheurs et de nos souvenirs infimes, de nos réussites modestes, de nos biens minuscules, de nos objets poussiéreux, de nos fidélités usées, de nos habitudes enkystées, nous qui accumulons pour faire rempart à la disparition tant de pauvres biens morts aussitôt qu'entassés, enterrant dans leurs murs cette vie que nous mettions tant d'ardeur à retenir en eux.
Cette vie qui nous fut donnée pour rien, cette vie dont on ne peut rien épargner, cette vie qu'on ne peut mettre de côté, cette vie qui ne brûle que par ses deux bouts, cette vie qui ne chante qu'en oiseau sur sa branche, cette vie destinée à se dissiper, à se gaspiller, à se perdre à tout perdre.
Passer.
Il ne faut que passer.
Pour rien.
Juste passer.
Comme badaud sous le pont.