La Danse
Qu'avait-elle aperçu, la jeune femme immobile, posant ses yeux sur cette toile folle où la spirale du serpent emporte dans sa danse le monde entier qu'elle crée ? Où donc voulaient-ils l'entraîner, ces grands corps ondoyants qui l’avaient invitée, de leur oeil clair et nu, à glisser dans leur ronde annelée comme un serpent d'Eden ? Et pourquoi finalement s'était-elle détournée après quelques secondes, pour s'arrêter plus loin, quelques secondes encore, de tableau en tableau, immobile toujours, se détournant toujours, poursuivant sagement sa visite ?
Dans notre siècle où les critiques et les marchands l’ont si bien emporté sur les artistes que ceux-ci se sont eux-mêmes transformés en critiques et en marchands, on l’a dit si souvent, pour tout justifier, que les vrais créateurs d'une oeuvre d'art, ce sont ses "regardeurs".
Mais être un "regardeur", cela est-il possible, cela peut-il avoir sens et vie, si le regard n'accepte pas d'abord de se laisser appeler et séduire par un oeil qui l'invite ? S'il ne vient pas rouler, oublieux de lui-même, dans ce regard d'un autre, sinueux comme un point d'interrogation, troublant comme un serpent qui tente ?
Mais être un "regardeur", cela est-il possible, cela peut-il avoir sens et vie, si le regard n'accepte pas d'abord de se laisser appeler et séduire par un oeil qui l'invite ? S'il ne vient pas rouler, oublieux de lui-même, dans ce regard d'un autre, sinueux comme un point d'interrogation, troublant comme un serpent qui tente ?
Il est si loin le temps où des musiciens faisaient chanter les gnomes à une exposition. Si loin le temps où d'un coup de pinceau on renversait des mondes.
Créer, aujourd'hui, c'est surtout s'employer à susciter le commentaire des critiques.
Et "regarder", dans nos musées modernes si étrangement didactiques, cela ne se conçoit plus guère que comme un processus immobile et sage, passif et purement rationnel.
Et pourtant.
Sous leur grand couvercle de verre elles étaient encore si vivantes,
si tournoyantes et si ardentes,
ces danseuses édéniques,
si ondoyantes et colorées,
si nymphes et si faunes,
que oui, vraiment,
il m’a semblé qu’elles l’appelaient,
la jeune regardeuse immobile,
et qu’elles m’appelaient
moi aussi,
de tout leur élan dansant,
qu’elles nous appelaient tous
à entrer
enfin
dans leur
ronde
sauvage,
nous les regardeurs modernes toujours guidés, audioguidés, téléguidés.
Regarder comme on danse. En fauve, en faune, en oviri.
Et se laisser glisser dans les anneaux de l'oeuvre comme un corps en Eden.
Et couler son regard tout vivant renaissant dans l'oeil qui le regarde,
pour enrouler son âme, comme un serpent qui mue, à l'élan créateur.
Moussorgsky - Tableaux d'une exposition - Gnomus - 1874