Les ganivelles

Publié le par Carole

Les ganivelles
Ce matin, mon bus était dévié. 
Ça ne m'arrive jamais de passer devant la préfecture à huit heures du matin. 
En levant la tête, soudain, j'ai vu ces gens derrière ces barrières de police - il paraît qu'on devrait dire barrières Vauban, mais ici, à Nantes, on les appelle des ganivelles - un drôle de nom chantant comme bartavelle, migrant comme hirondelle, grinçant comme citadelle, puissant comme manivelle, étrange et démuni comme Cadet Rousselle.
J'ai d'abord cru à une manifestation.
Le bus a ralenti. Non... non... c'était autre chose.
 
C'étaient eux, ceux qui attendent, le matin, qu'on leur ouvre les grilles, pour avoir enfin des papiers, les papiers - ces papiers qui sont devenus la matière même, si fragile et pourtant si rigide, de nos vies classifiées, enregistrées et tamponnées.
 
Ils attendaient en ligne, debout derrière les ganivelles, depuis on ne sait quelle heure du petit matin, pour être sûrs d'entrer à temps, de prendre la queue avant qu'on en ferme l'accès, et de se présenter quand il fallait au guichet qu'il fallait.
Je ne les avais jamais vus, ça ne m'arrive jamais de passer par là à huit heures du matin, ça ne m'arrive jamais d'aller attendre là derrière des ganivelles. Ce n'est pas mon chemin.
 
Le bus a redémarré brutalement. Une moto est passée en trombe. Les gens sont pressés, le matin.
 
Je me suis juste dit que c'était cela, sans doute, aujourd'hui, bizarrement, être un privilégié : avoir le droit de foncer vers où on croit vouloir aller, pouvoir suivre en vitesse son petit chemin d'homme pressé. Pendant que d'autres, coincés debout derrière des ganivelles, n'ont que le droit d'attendre, pendant des heures, qu'on leur entrouvre des grilles.
 
Mais, bon, j'avais à faire, moi, ce matin. Un bus dévié, beaucoup de temps perdu. Je n'ai plus repensé à tout cela. J'étais bien trop pressée.
 

Publié dans Divers, Nantes

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
R
Chez moi, ce matin , je voyais déjà tout en bleu sous ce ciel promettant du soleil à la pelle.<br /> La vie était belle. <br /> Et puis elles, tout à coup, qui entrent dans ma vie : vos ganivelles ! <br /> Et qui viennent l'assombrir comme de la triste réalité un térébrant rappel ... rendant la vie bien moins belle à ceux qui, derrières elles, dans d'autres villes, un autre soleil appellent ...
Répondre
Q
Tu ne l'as pas vraiment oublié puisque tu l'as écrit...<br /> Et c'est tout à fait ça.<br /> Nous n'avons pas forcément conscience de notre chance.
Répondre
M
Ah comme nos vies ordinaires semblent privilégiées et protégées voire indécentes à côté des misères d'autres personnes dont le quotidien est de prouver qu'elles ont leur place dans notre société bordée de de ganivelles!
Répondre
N
Ici, les ganivelles sont des barrières en bois et fil de fer, à l'ancienne, plantées sur les plages ou les dunes pour empêcher la progression du sable pendant les tempêtes d'hiver.
Répondre
C
Je pense que c'est bien le sens d'origine.
L
La galère de l'attente interminable, angoissante, humiliante, pour ces papiers indispensables à la survie... et moi et moi et moi...
Répondre
A
Quel joli mot pour une si triste réalité !
Répondre
J
Tout est dit. Le hasard nous ramène à la réalité qui se dérobe sous l'effet de l'intérêt personnel.
Répondre
L
Comme quoi un mot peut recouvrir tant de choses ...
Répondre
A
Il suffit parfois d'un rien, un détournement de bus ou de partir aux aurores pour s'apercevoir soudain qu'un monde insoupçonné existe. Chacun dans son couloir longe les ganivelles rassurantes, deux mondes qui se côtoient sans jamais se rencontrer...
Répondre
A
Jolie réflexion... et joli mot !
Répondre
J
Et comme dit la chanson, j'y pense et puis j'oublie...surtout quand on est pas dans la peau de ces gens-là, qui aimeraient foncer pressés à leurs petites affaires...
Répondre