Minute de silence
Quand j'étais enfant, chaque journée était un lent voyage, chaque jeudi était tout un pays, chaque dimanche était un continent, et les vacances étaient la voie lactée entière, traversée seconde après seconde, qui n'en finissait pas de s'étirer dans l'univers illimité. Quand j'étais enfant, chaque minute débordait d'instants tout frémissants dont chacun importait, dont chacun se vivait comme une éternité. Alors, ces minutes de silence auxquelles s'adonnaient quelquefois des adultes à l'air grave, elles me semblaient vraiment longues, incroyablement longues. Et cela me paraissait très étrange, tout à fait incompréhensible, que ces adultes si pressés d'habitude, s'arrêtent ainsi, pour soixante longues secondes immobiles, de vaquer à toutes ces occupations qui leur semblaient si importantes.
Maintenant que, devenue adulte, je suis passée de ce côté du temps où les journées coulent à flots vides et pressés sans qu'on arrive à en saisir une seule heure, je leur trouve un vrai sens, une nécessité profonde, à ces minutes de silence qui quelquefois suspendent le cours fébrile de nos occupations stériles. Elles nous rendent ce temps long que nous ne savons plus avoir, qui est le temps des enfants, des morts et des endeuillés. Le temps qui nous fait humains. Le seul temps qui en vaille l'instant.
En tout cas, j'ai voulu les compter ici aujourd'hui, ces soixante secondes de ma minute de silence, comme soixante pulsations de sang, comme soixante cris d'enfant, comme soixante larmes de sable arrêtant le cours désordonné de ma journée.
Soixante grains de silence, soixante pétales de douleur, soixante ombres innocentes, soixante mots humains pour dire en toutes langues "humanité",
pour ceux qui sont tombés, à Barcelone et à Cambrils, à Turku et à Nice, au Caire, à Londres et à Paris, et ici, et maintenant, et avant, et pour rien, et sans fin, et ailleurs, et partout.
18 août 2017