L'ange de l'éphémère
Place Sainte-Croix à Nantes - mosaïque clandestine anonyme, attribuée (par la rumeur publique) au street artist Invader...
J'avais vu dans les journaux qu'on volait partout à Paris les carrés de céramique d'Invader... Alors, vite, je suis allée voir mon ange.
Mon ange de la place Sainte-Croix, celui qui déploie ses moignons d'ailes bleues sous les grandes ailes dorées des grands anges du beffroi, celui qui tend sa petite auréole jaune comme une sébile propitiatoire au-dessus des mendiants de l'église. Mon petit ange aux yeux de braise dans son aube de pixels carrelés, mon petit ange au corps blanc crénelé de vieux château hanté.
Ouf... il était toujours là, un peu usé, un peu passé, un peu cassé et ébréché, mais toujours là quand même. Il ne s'était pas envolé, il vieillissait tranquille, sous la cape effrangée de ses ailes rognées, mon petit Pac Man Angel d'ici...
Un FMR farceur avait laissé tout près sa signature, juste devant cette Ombre que le Temp(s) avait posée, comme sans y penser, sur la gouttière où gargouillait la pluie qui les effacerait bientôt tous, humains et spectres, pixels, angels, carreaux et petits papiers.
Et j'ai soudain compris ce qui m'avait toujours troublée, face à ces créations de céramique dont les murs de nos villes se recouvrent par les nuits sombres : ce désir fou de se tenir en équilibre entre le caractère éphémère de l'art des rues, et la solidité bien cimentée du carrelage. Entre un fantôme et son éternité. Entre l'acceptation du transitoire et de la disparition, et l'espoir de laisser ce qu'on appelle une oeuvre.
Dans les journaux qui m'avaient appris qu'on dérobait les fantômes d'Invader, j'avais lu aussi qu'il s'ingéniait désormais à n'utiliser que des carreaux friables, pour qu'on ne puisse plus les arracher des murs sans les briser définitivement.
Finalement, ces idiots de voleurs nous auront au moins enseigné cela : que nul artiste, qu'il soit de rue ou de salons, ne pourra jamais rien laisser d'autre, en fait d'oeuvre, que les grains de poussière éphémères qu'un instant de lumière peut dérober parfois à l'ombre longue du temps.
Et que c'est la loi de ce monde, de transformer toutes nos éternités en petits fantômes aux ailes ébréchées.