Un sourire
Je l'ai déjà photographié plusieurs fois.
Je ne peux pas m'empêcher de venir vérifier, de temps à autre, s'il est toujours là.
Le clown.
C'est un vieux clown maintenant, un vieux clown avec un vieux sourire. Un sourire de six ans... Peu de gens y parviennent, à sourire six ans durant. A sourire six ans durant derrière la grille d'une boutique désespérément close.
Je ne sais pas pourquoi on l'a laissé là, lorsqu'on a tourné pour la dernière fois la clé dans la serrure. Pourquoi il est resté tout seul, derrière la grille qui se rongeait de rouille, à sourire, à attendre.
Peut-être est-ce justement à cause de son sourire. Ou alors à cause de la date sur l'affiche, marquant le temps fatal de l'échec et de la disparition, comme ces horloges qu'on arrêtait, jadis, dans la chambre des morts. Ou bien par dérision, pour narguer aussi bien la faillite que les espoirs passés. A moins que ce ne soit simplement par lassitude, parce que, dans la fatigue du déménagement, arracher cette mince affiche avait soudain semblé un effort aussi inutile qu'insurmontable.
Toujours est-il qu'il est resté là, derrière sa grille, à nous regarder vivre, à s'effacer dans son sourire.
Chaque fois que je reviens le voir, il est un peu plus pâle, il est un peu moins rouge, il est un peu plus bleu. Et les contours de son corps se confondent de plus en plus avec la saleté qui macule la vitre cassée. Mais son sourire, lui, reste pur et bien visible, dans la courbe charnue de ses lèvres, dans l'éclat de son oeil bien ouvert. Un vrai sourire de clown, tout pailleté d'enfance et de mélancolie.
Bientôt il ne restera rien de lui. Sauf son sourire. C'est son sourire qui s'en ira le dernier. Comme celui du chat du Cheshire, son sourire restera encore quelques moments, quand il n'y aura plus rien, sur la vitre brisée, à flotter dans le vide, à faire comme si la mort n'était pas tout à fait la mort.
Comme tous les sourires de ce monde. La dernière chose à s'effacer.