22 avril
Je passais hier dans cette rue populaire que j'ai toujours appelée la "rue aux boucheries" - parce qu'elles y étaient deux, autrefois, toutes proches, deux vieilles boucheries aujourd'hui désaffectées qui saignent encore en façade leurs peintures écarlates et leurs céramiques rouge boeuf.
Cela m'a toujours étonnée, cette quantité de vieilles boucheries fermées qu'on voit dans les vieux quartiers ouvriers. Autant que de cafés murés. A croire que le sang et le vin ont fait tourner comme l'eau des moulins les usines de jadis, et qu'ils ont aujourd'hui cédé à la marée montante d'autres flux plus ardents.
Cette boucherie-ci n'était plus à vendre ni à louer. Elle était devenue, par la grâce d'un chevalet planté en pleins reflets sur l'ombre de la vitrine, boucherie artistique.
Dans la trouble obscurité du dedans, un jeune homme s'affairait et marchait en tous sens.
C'est qu'il allait inaugurer le lendemain. Qu'il n'y avait pas grand chose à exposer. Qu'il avait peur de ne pas être prêt. Peur qu'on oublie de venir. Peur que ce ne soit pas vraiment une boucherie, son 22 avril, mais juste un four obscur.
C'est qu'il était plein d'espoir. Qu'il allait travailler pour l'amour des arts. Qu'il allait vendre ici de la chair vive de bon boeuf-sur-le-toit, et de fermes bavettes taillées saignantes et crues sur l'étal d'avant-garde.
J'ai trouvé véritablement fabuleuse cette inauguration, en pleine fièvre électorale, d'une galerie d'artistes pauvres.
Et je me suis dit que nous vivions dans un monde, comme cela, où certains tremblent d'orgueil, à l'idée d'inaugurer sur toutes les télés un règne à l'Elysée, tandis que d'autres s'agitent et se tourmentent, risquant leurs économies maigres et leur tirelire éphémère, seuls et déjà vaincus, anxieux d'inaugurer quand même leur minuscule temple des arts.