Deux silhouettes dans la nuit

Publié le par Carole

C'est une histoire obscure que je vais vous raconter aujourd'hui, une histoire d'autobus, de misère et de nuit.
 
C'était hier, il était peut-être dix-neuf heures trente, en tout cas il faisait déjà sombre.
Sur le quai de la Haluchère, au moment de monter dans le bus, une femme inconnue m'a abordée soudain, pour me "confier" une autre femme : une Africaine lourdement enceinte qui ne parlait que le portugais, accompagnée d'un petit garçon, et encombrée d'un gros paquet qui semblait contenir une petite poussette pliable. Il fallait veiller, m'avait expliqué l'inconnue, à ce qu'elle descende à l'arrêt "Sercel", d'où elle devrait ensuite rejoindre un "hôtel social". La femme muette tenait un morceau de papier avec une adresse, sans autre indication. Elle ne semblait pas du tout savoir quel chemin elle aurait à faire, et ne possédait ni carte routière ni téléphone. Elle est montée avec moi, puis s'est assise, près du petit garçon.
 
Une courte recherche sur mon smartphone m'a rapidement montré qu'elle aurait à parcourir trois kilomètres environ, au bord d'une route nationale dangereuse, dépourvue de trottoir et d'éclairage, puis à entrer dans le labyrinthe d'une zone industrielle que le soir vidait de tous ses employés, où elle ne pourrait demander son chemin à personne.
Alors mon imagination s'est affolée, elle a commencé à marcher au bord de la route, à s'égarer dans la nuit solitaire, à s'évanouir sous l'éclat des phares dans les douleurs de l'enfantement, à rouler sous les pneus crissants des voitures... J'ai eu peur. Si peur que je suis descendue avec la femme à cet arrêt qui n'était pas du tout le mien. Que j'ai demandé à mon mari de venir nous chercher en voiture, que...
 
Mais la femme courait devant moi, tirant son petit garçon, résolue, aussi vite qu'elle le pouvait. J'ai couru derrière elle, j'ai réussi à lui montrer en faisant de grands signes la direction à suivre. Elle courait tant que je ne parvenais pas à la suivre. Elle courait malgré son gros ventre, comme quelqu'un qui aurait fui... Moi j'essayais de l'accompagner, de loin, de plus en plus loin... Quand mon mari, après m'avoir recueillie toute essoufflée, s'est arrêté enfin à son niveau, elle a absolument refusé de monter avec nous, qui lui proposions, à grand renfort de gestes, de l'emmener jusqu'à sa destination.
Il semblait impossible de la convaincre. Ses yeux étaient emplis de tant de terreur. D'une terreur que je n'avais jamais observée encore chez un être humain. D'une terreur qui était La Terreur. 
Alors, désemparés, nous l'avons laissée partir avec son enfant sur le bord de la route, dans la nuit et le fracas des voitures.
Les deux silhouettes se sont rapidement perdues dans l'obscurité. Mon histoire est finie.
La femme a-t-elle pu malgré tout arriver ? ou bien a-t-elle passé la nuit à errer ? A-t-elle - horreur ! - dû accoucher seule avec son petit garçon, dans un fossé plein de boue ? Que s'est-il passé ? Je n'en sais rien. Je vous dis que mon histoire est finie. Que de la sienne, je n'ai rien su, et ne saurai plus jamais rien, sans doute.
 
Mais jamais je n'oublierai le remords que j'ai éprouvé. L'intense sentiment de culpabilité qui a pesé sur moi toute la soirée, comme si j'avais été pleinement et sans excuse responsable - moi qui pourtant croyais avoir tenté d'y remédier - de cette errance, de cette solitude, de cette détresse absolue.
Et jamais je n'oublierai ce regard de terreur. 
Le regard de ceux qu'on appelle aujourd'hui des migrants. De ces gens qui ont franchi la mer comme on franchit la mort, puis ne savent plus que courir dans la nuit des pays où le hasard les jette, effarés, redoutant la police autant que les violeurs et les détrousseurs, n'espérant de leur fuite qu'un moment de survie dans ces havres précaires qui jalonnent leur course.
 
Le remords et la terreur. Les deux seuls sentiments possibles dans ce monde chaotique où l'on ne peut plus être que de ceux qui possèdent un toit et une vie, ou de ceux qui n'ont rien, que leur ardeur à fuir et leur volonté de survivre.
Et c'est tellement absurde. Et je n'y comprends rien. Mais ces deux silhouettes avançant obstinées dans la nuit qui les efface, elles sont pourtant l'éternelle humanité de la mère et de son enfant, de l'amour qui contient tout le sens de nos brèves existences.
 
 

Publié dans Divers

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J
Terrible partage. Même l'acte secourable a ses limites.
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D
Et je trouve cela très bien qu'il n'y ai pas de photo pour ce billet. On commence à lire ton texte en sachant que tu vas raconter quelque chose de très important.
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D
Martine a utilisé le bon mot. Poignant. Je ne pense pas oublier ton histoire de sitôt. Je pense même que je vais y repenser quand j'entendrai le mot "migrant".<br /> Merci.
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C
(Ps Je veux dire par nouvelles que si une femme enceinte avait été attaquée et ... ça n'aurait pas échappé aux "faits divers". Les nouvelles sordides sont racontées, bien + que les belles). Je pense souvent au journal des Sans-Logis, le seul (journal) à ma connaissance à faire de la poésie. Donc, on le saurait s'il y avait eu un fait horrible. Je le vois comme ça, moi).
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C
Oui, j'ai épluché les journaux locaux le lendemain, tu t'en doutes. Mais il n'y avait rien. Alors elle a dû s'en "sortir". Mais que deviendra-t-elle ?
C
Bonjour Carole, <br /> Ca n'est pas juste de se sentir coupable quand on a fait tout ce qui répond à l'esprit d'humanité ! Son sort ne l'est pas non plus, c'est vrai, comme ne l'est aucune perte de repères et de cadre, d'angoisse. On dirait bien un cauchemar, celui où l'on crie, où l'on se rapproche sans rien atteindre, ou on semble perdre d'avancer. Cette femme a senti une distance à mettre dans un danger qu'elle a vu là où n'était il pas, habituée à cette terreur majuscule, même devant une main et des signes qui l'appellent à la confiance. La peur devient tout ce qui lui reste pour se protéger, probablement accrue par l'énorme malaise d'accoucher là où il n'y a que l'inconnu. Quand on souffre, quand on a vraiment peur, la peur et la douleur semblent-t-elles devoir finir ? Y croit-on ? Elle en était là probablement et tout était motif de refus parce son état s'approche d'un trop-plein. Chacun de ses pas agrandit ce déséquilibre, elle est là, mais elle ne reconnait rien et certainement pas les images qu'elle avait en tête, avant. S'attendait-elle à ce que la personne qui la confie dans ce bus passe le relais (sûrement sur plusieurs cas en même temps, ne pouvant pas faire autrement) ? Lui a t-elle expliqué ? Le remords n'a vraiment pas sa place chez vous/toi. Ne pas avoir de nouvelles est probablement un signe qu'il ne lui est rien arrivé de terrible ? Mais c'est vrai qu'il est absolument terrible de se sentir impuissant, je sais. <br /> Belle fin de semaine. <br /> Corine
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A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.
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A
La compassion… Vous en avez eu, Carole, vous avez même été plus loin, vous avez voulu aider, secourir. <br /> Ce mot compassion est beau. Nous sentons dans notre pays, actuellement, que ce mot est en train de s’effacer, balayé par des vents qui rejettent, parfois haïssent. Où est passé la France des droits de l’homme ?
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Z
je ne sais même pas comment commencer.....j'imagine en effet la terreur de cette femme qui descend à un endroit désert et a qui on n'avait surement pas assez expliqué que le lieu serait lugubre et toi...les larmes aux yeux, sans doute, certaine qu'elle court à sa perte tout en espérant un miracle...et il a fallut partir, parce que vous ne l'auriez pas retrouvée, parce que vous plus vous auriez insisté plus elle aurait eu peur..<br /> Peut etre n'as tu pas exactement ressenti ce que je viens d'écrire, mais c'est ce que je ressens ...<br /> Oui la France n'est pas l'eldorado qu'on leur "vend" mais quand on pense à ce que tous ces gens (réfugiés de guerre ou économiques) ont eu à endurer...
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J
Ton histoire, leur histoire est poignante. Elle nous fait prendre conscience du fausset qui sépare les êtres et du monde fou que nous habitons. Je m’interroge sur le mot "remords" que tu utilises. Je le comprendrais si tu n'avais rien fait. Mais là, je ne vois que le regret de ne pas avoir pu les aider comme tu l'aurais souhaité. Bonne journée Carole. Amitiés. Joëlle
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M
Quelle histoire terrible.<br /> "L'enfer est pavé de bonnes intentions" dit le proverbe. En voici un exemple. Tu croyais bien faire, pleine de sollicitude et d'inquiétude pour cette pauvre femme. Mais elle, a été térrifiée s'imaginant les pires horreurs . De quel monde s'échappait-elle pour éprouver tant de terreur!<br /> Un récit poignant
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H
Un texte émouvant. A mon tour de vous dire que j'ai été troublé à la suite de la lecture de ce récit si bien fait. J'avais de la compassion et un sentiment de sympathie envers tous les Migrants. Les vrais Migrants. A bien penser; on ne peut jamais quitter sa patrie si l'on n'a pas été forcé par la faim, par les guerres et les souffrances de tous genres. Le monde est coupable et je suis extrêmement touché
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C
Oui, c'est ce que j'ai pensé aussi, il faut pour partir ainsi, seule, enceinte et avec un petit enfant, avoir de terribles raisons. Le monde est coupable, c'est cela, et c'est pourquoi je me suis sentie "coupable" moi aussi, même si ce sentiment est irrationnel dans ce cas précis. Mais la souffrance, ce n'est pas rationnel, et à la souffrance, nous ne pouvons pas réagir de façon rationnelle.
Q
J'espère qu'ils sont bien arrivés à destination... mais l'angoisse si présente dans ta page m'étreint.<br /> Notre monde est terrible.
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A
Tu n'as aucun remord à avoir, pas plus qu'elle n'aurait dû être terrorisée devant toi qui voulais lui venir en aide, mais le monde est ainsi fait que l'impuissance et la terreur empêchent les gens de se comprendre. Je suis persuadée que cela est fait exprès, pour que les hommes ne puissent pas s'unir. Tu as vu certainement l'histoire de cet homme condamné pour avoir porté secours à des personnes sans papiers, comment croire que cela est possible aujourd'hui, au pays des Droits de l'Homme?
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J
Triste réalité d'aujourd'hui encore, l'exil, débarquer en terre inconnue et se méfier de tout, de tous... Cette maman enceinte et son p'tit bonhomme que sont-ils devenus, on espère arriver-là où ils le voulaient, cette mystérieuse adresse, sans doute amie...
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