Le rêve de l'escalier
J'aime beaucoup lire dans les transports en commun. Lire au milieu de la foule, comme si on y était tout seul, ou comme si le livre qu'on lit était une émanation de la foule elle-même, il n'y a rien de plus...
Vous allez dire que j'exa...
Mais, bon, c'est comme ça. J'aime beaucoup lire dans les transports en commun. C'est même sans doute la principale raison pour laquelle je donne presque toujours aux trains, aux tramways et aux bus la préférence sur ma vieille automobile, si fâchée - pauvre bête qui n'a jamais su lire - de rester s'ennuyer à l'écurie.
Donc, j'étais assise tout à l'heure dans un tramway, et je venais d'achever l'avant-dernière nouvelle d'un vieux volume de Buzzati, un petit poche tout jauni que j'avais ressorti de ma bibliothèque tout exprès, parce qu'il me semblait parfaitement convenir à l'ambiance particulière de ces étranges voyages, sinueux, cahoteux, et toujours imprévus, qu'on peut faire en tramway : Le Rêve de l'escalier.
Le livre était presque fini.
Presque.
Il y a là, toujours, un instant de grâce. Le charme de toutes les pénultièmes. Lorsqu'on aborde les dernières pages, que le monde ouvert par le livre va se clore doucement, avant de se prolonger, imperceptiblement, mais à jamais, dans notre propre existence.
Je me suis arrêtée de lire, quelques secondes à peine, mais cela a suffi.
J'ai commencé à rêvasser, puis à rêver.
Et là, d'un coup, je me suis endormie.
Vraiment endormie.
Quelques secondes ou quelques minutes, je ne sais pas.
Je me suis réveillée juste à mon arrêt, et je suis sortie précipitamment.
Quand je suis arrivée chez moi, j'ai constaté que le livre avait disparu.
J'avais dû le laisser tomber en dormant. Et je m'étais levée si rapidement que je n'avais pas regardé derrière moi.
Que va-t-il devenir, sans moi, mon vieux poche fatigué ?
Peut-être le fera-t-on exploser - puisque c'est désormais le sort réservé aux paquets oubliés. Et les pages enflammées s'en iront dans le monde comme des oiseaux frémissants.
Ou alors quelqu'un le trouvera, en lira quelques pages au long d'un autre voyage, et puis l'emportera pour le finir, ou l'abandonnera derrière lui, pour d'autres voyageurs, qui eux-mêmes l'emporteront, de train en avion, tout autour de la terre - toujours plus jeune, toujours plus vivant à mesure que ses pages déchirées se sèmeront partout.
Ou bien ce soir, la personne chargée du ménage s'assiéra quelques instants, commencera à lire, oubliera son balai, sa serpillière et son lumbago, et que le 15 du mois est déjà là, tout rouge et découvert... et elle aussi, soudain, se mettra à rêver.
Ou encore, qui sait, le chauffeur lui-même le ramassera en quittant sa rame au dépôt, il l'ouvrira au hasard, et il restera, un moment, immobile, assis sur l'une des banquettes vertes, heureux d'être enfin conduit où il voulait aller, lui qui tout le jour conduit les autres et ne va nulle part.
Je ne regrette pas, finalement, d'avoir perdu mon petit Buzzati.
C'est lui, je crois bien, c'est lui-même, qui m'a joué ce tour...
Un livre de Buzzati en route dans ce monde, c'est comme un rêve humain qui fraierait son chemin dans l'escalier tourmenté du néant.
Bien sûr, il faudra bien qu'à la fin il retombe, déchiré et sali, épuisé, dans la cendre des heures. Ecrasé sous l'énorme pilon d'indifférence qui triomphe de tout.
Mais d'ici là, que de récits et que de fables, et que de contes encore, glissant, de marche en marche, jusqu'aux pensées qui passent.
Peut-être que je devrais en oublier d'autres, finalement, de mes vieux poches. En semer un peu partout. Mon étagère entière de Buzzati. Exprès.